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Sommaire

Internet est le serpent arc-en-ciel (New)

L'Internet Industriel - La marque sociale - The Future of Social Networks (en) - Le devenir des réseaux sociaux
 Une clef pour comprendre les évènements de Tunisie - Un Conseil pour le numérique -
La spécificité des 15-24 ans sur le web - Gagner la mondialisation - Gagner avec Skyrock - Communiquer avec Internet - Le débat Convergence - L'accès aux réseaux - Les trois Internets - La nétamorphose
La radio du futur - Le réseau social - Jean-François Bizot - SuperNana - Cursus
Le Tropisme de l'autre monde - L'Urgence numérique - Extension du « Je » - Le Dividende Numérique
La seconde fin du Moyen-Âge - L'avenir des opérateurs - Une politique industrielle - Entretien "Comprendre"
Propos sur l'innovation - Présentation du 6 juin 2008 - Le Président, la Lune et l'Internet
Contre la crise : Internet - Image des femmes dans les médias - La radio IP - Génération Obama
Ne nous trompons pas... (+ English) Diversité et Médias - Audition Grand Emprunt
Audition Création et Internet - Audition Neutralite du Net - Entretien avec Pierre Bellanger
La jeunesse, un mythe dépassé - Le marché conscient
Site officiel : PierreBellanger.com

#Posté le lundi 15 janvier 2018 04:32

Modifié le lundi 29 avril 2019 05:58

Une politique industrielle de l'Internet


L'Internet est la mise en relation des intelligences informatiques. La connexion au réseau accroît l'utilité et le potentiel de ce qui s'y connecte. L'Internet est le principal levier de création de valeur des temps modernes.

Cette propriété de multiplicateur de valeur fait de l'Internet un agent de mutation de l'économie : ce qui s'inscrit dans la dynamique Internet croît, ce qui ne s'y couple pas décroît.

C'est vrai pour les industries, c'est donc un enjeu industriel ; c'est vrai pour les pays, c'est donc un enjeu national.

La régulation des adresses et des protocoles du réseau, comme les micro-processeurs des machines, sont sous dominance nord-américaine. Sont du ressort des nations le déploiement du réseau physique sur leurs territoires respectifs, d'une part, et l'émergence d'acteurs nationaux de l'Internet d'autre part.

La principale industrie de l'Internet est le code informatique. Le code informatique des services en ligne et des interfaces devient de moins en moins substituable au fur et à mesure que nous y investissons en apprentissage, en intégration de nos préférences, en formatage de nos données et qu'une masse d'utilisateurs avec lesquels échanger se constitue. A contrario, les machines, la bande passante qui supportent ces services sont ramenées au rang de commodités interchangeables. Ce fut le destin du PC dont la valeur est passé de la machine au logiciel d'exploitation Windows. Le code se place au sommet de la chaîne de valeur qu'il concentre à son profit.

Les industriels de l'Internet sont des industriels du code. Que cela soit Microsoft ou Google, ils fondent leur stratégie sur la constitution d'une plateforme globale de services en ligne. Ce qu'ils réalisent à partir d'une première application à succès, le moteur de recherche dans le cas de Google, le système d'exploitation dans le cas de Microsoft.

Le principe de la plateforme globale est de constituer l'intermédiation électronique entre les utilisateurs et l'information. Informations dont les utilisateurs sont à l'origine, informations qu'ils recherchent ou reçoivent. En d'autres temps, on appellerait cela un téléphone.

Ainsi, l'ordinateur personnel, d'abord machine de traitement de l'information quand il était déconnecté, devient principalement un terminal de télécommunications quand il fut connecté. C'est la différence entre une calculette et un récepteur-émetteur de courrier électronique comme le BlackBerry.

L'industrie du code capte la valeur des réseaux de distribution traditionnels : la valeur ajoutée de la distribution physique devient la valeur ajoutée du service informatique de distribution numérique : la valeur passe du CD en plastique à iTunes le service en ligne d'achat de musique de l'iPod ; de même la valeur passe du réseau de librairies nord- américain Borders, désormais en quasi-faillite, à Amazon, le libraire en ligne.

L'industrie du code capte la valeur des médias : une page de résultat de recherche par mot- clef sur Internet est le support de liens publicitaires en relation avec le mot tapé. Cette page a une audience et des revenus publicitaires : c'est un média.

L'industrie du code capte la valeur des télécommunications : le public accordera de plus en plus de la valeur aux services (Skype) et aux interfaces (iPhone) au détriment de l'interconnexion et de la bande passante devenus interchangeables.

L'industrie du code captera la valeur de la bancarisation par des services nouveaux d'intermédiation financière et de tiers de confiance à l'instar du service de paiement Paypal.

Il faudrait citer bien d'autres industries concernées du jeu à l'automobile, peu de secteurs échappent à la captation de la valeur par le code.

Les industriels du code interviennent en croisant les services et les fonctionnalités de telle manière à constituer progressivement des offres globales. L'orientation actuelle conduit ces grands acteurs à privilégier les services en ligne financés par la publicité ou bien l'abonnement, plutôt que la vente à l'unité de logiciels résidents dans la machine de l'utilisateur.

D'ores et déjà, les États-Unis disposent d'acteurs majeurs dans ce secteur. Ces derniers jouent le rôle d'intégrateurs de services en ligne. Ils constituent autour d'eux un écosystème de sociétés en croissance qui se destinent soit à s'allier, soit à être absorbées par l'un ou l'autre des géants du secteur.

L'Europe et la France en particulier, dispose de sociétés prometteuses mais manquent d'un tel écosystème et notamment de son porte-avion : l'industriel de l'Internet.

Cette carence est grave. Car le passage d'une chaîne de valeur à une autre et un passage de relais d'une souveraineté à une autre : du monde agricole au monde industriel ; du monde industriel au monde informationnel. Que serait la France aujourd'hui, si elle n'avait été, il y a deux siècles, sur la ligne de départ de la révolution industrielle ?

Peut-on laisser, en fait, des acteurs étrangers dominer la chaîne de valeur de demain sans y perdre de notre richesse, de notre autonomie et de notre liberté ?

La puissance et l'avance des États-Unis ne peuvent laisser le seul jeu du marché résoudre cette question. L'intervention de la puissance publique pour affirmer une politique et faciliter l'émergence de cet écosystème informationnel français est nécessaire.

C'est donc l'alliance entre une volonté publique et l'initiative privée qui est la clef de la naissance d'au moins un industriel de l'Internet en France susceptible de rivaliser avec la compétition américaine.

La création d'un Ministère destiné à piloter notre politique Internet constitue une avancée décisive pour coordonner ce projet.

Compte-tenu des capitalisations boursières et des métiers, les meilleurs candidats à cette mission sont les opérateurs de télécommunications et au premier rang, le premier d'entre eux.

Un champion de l'Internet, d'une part, agrégera à lui les meilleures entreprises Internet nationales en phase avec le développement d'une plateforme globale de services en ligne, et, d'autre part, amplifiera ses investissements dans le code informatique jusqu'à constituer une alternative.

Il ne s'agit pas d'employer des moyens afin de s'isoler en créant des standards nationaux - comme parfois jadis - mais bien au contraire d'utiliser les logiciels en sources libres (GNU/Linux par exemple) pour proposer des services mondiaux sur le réseau global. La domination de Microsoft était jugé comme insurmontable jusqu'à ce qu'une start-up, Google, démontre le contraire. Ce qu'une start-up a fait, un opérateur de télécoms peut le faire.

Cette prise de conscience de la nouvelle chaîne de valeur de la société informationnelle et de l'émergence de champions peut s'exprimer sur une dimension européenne. Ce qui est valable pour la France est valable pour chaque membre de l'Union et a fortiori pour la Communauté toute entière. Celle-ci pourra favoriser des partenariats entre opérateurs de télécoms pour atteindre ce but.

#Posté le vendredi 15 août 2008 18:00

Modifié le jeudi 09 décembre 2010 05:29

L'extension du « Je » dans les dépliements du temps



L'étude du cerveau et du psychisme montre que s'accomplissent simultanément de nombreux processus mentaux dont la pensée ordinaire n'est qu'une partie émergée et que ce que nous appelons « je » résulte plus de l'illusion de l'unicité d'une somme de fonctions en concurrence plutôt que d'un centre omnipotent. Partant de là, il n'est pas étonnant que la plasticité informatique nous conduisent à reproduire dans nos usages de l'ordinateur ce réseau complexe d'opérations se déroulant sur plusieurs plans de conscience, autonomes et cependant interdépendantes.

Nous ne cessons de vivre plusieurs vies simultanées. Une partie de nous est « dans la lune », une autre vadrouille, une troisième, dépitée, est de corvée pour remplir les cases d'une feuille de calcul. L'informatique n'est que l'expression, encore primaire finalement – de ces vies échelonnées sur plusieurs registres d'intensité. Il y a toujours une partie de moi qui pense à ceux que j'aime.

Aux temps analogiques on avait une photo sur le bureau et une dans le portefeuille, à l'âge numérique, on a toujours les photos si l'on veut mais on y ajoute la messagerie instantanée avec indicateur de statut (je sais si tu es disponible, si tu es là) et on a ses potes en poches grâce à son mobile. Rien ne change sinon que ce reflet de nous-mêmes, jadis statique, est désormais vivant.

Et puis, ce fractionnement du temps sur plusieurs dimensions est à rapprocher de l'infini fractal : la longueur de la côte française est infinie si on la suit par unité de mesure de plus en plus fines, le moindre grain de sable sur le rivage rajoute une distance de quelques dizaines de microns et il y en a des grains de sable ! De la même manière, on dit que la surface dépliée des poumons est de 80 à 100 m², eh bien notre temps a toujours été replié en apparence et l'informatique le déplie. Peut-être que finalement nos journées sont infinies si on additionnait le temps passé par tous les processus cérébraux simultanés. Une journée sans fin... « Je » ne m'en étais pas rendu compte...

L’extension du « Je » dans les dépliements du temps

#Posté le lundi 04 février 2008 10:18

Modifié le mercredi 08 décembre 2010 10:20

SuperNana

SuperNana

SuperNana,

D'abord ton rire. Et puis cette voix qui bousculait, remplissait l'espace, roulait dans un fracas gouailleur, charriant une fois la vanne, une autre laclaque, ou tout en même temps : la cajolerie, la rage, l'indignation et lafraternité.

La grossièreté et l'insulte avaient chez toi statut d'oeuvre d'art. Et turemportais la mise avec ton coeur, ta liberté et ta finesse. L'explosion de la bande FM trouva avec toi une expression sans limites : tu as participé à changer la radio, à la rendre plus grande, plus ouverte. Fini la mascarade moisie, place à la tonitruante débauche verbale, à l'inventivité hors les murs qui éventraient les conventions et les hypocrisies.

Nous avons partagé ensemble sur Skyrock des moments de radio extraordinaires, ils demeurent vifs dans ma mémoire, avec toi dans le studio, ou à l'écoute.

Tu n'as cessé malgré les épreuves d'être toi-même, à fond, sans relâche. On échangeait des messages, on avait un projet sur Internet. Il y a trois jours encore tu me faisais rire au téléphone.

La mort t'avait déjà approché. Tu étais prête. Le sentier du bouddhisme t'avait apaisée.

Maintenant, tu es arrivée - peut-être - dans un monde de sérénité zen. Si c'est trop chiant, si c'est faux cul, tu sauras y foutre le bordel.

Je t'embrasse.

Pierre

#Posté le samedi 15 septembre 2007 05:00

Modifié le lundi 13 décembre 2010 05:02

La nétamorphose de la Presse

La nétamorphose de la Presse

Synthèse de l'audition de Mr Pierre Bellanger par la mission « Presse et Numérique » du Ministère de la Culture et de la Communication le 10 janvier 2007


Les médias traditionnels sont confrontés à la montée en puissance de l'Internet qui agit d'abord comme un multiplicateur de leurs maux mais certainement aussi demain de leurs qualités.

« Skyrock », première radio de la nouvelle génération, avec près de quatre millions d'auditeurs chaque jour, est un média traditionnel qui s'est « nétamorphosé », c'est-à-dire qu'il a opéré une mutation intégrant le « Net » à sa nature tout en s'intégrant à lui. C'est donc un bon exemple.

Skyrock n'est plus seulement une radio, c'est aujourd'hui une plateforme radio-Internet-mobile. Sur Internet, les sites skyrock.com se placent, en pages vues, au troisième rang en France et sont, sur le même critère, au trente-et-unième rang au niveau mondial. En pages vues, les sites skyrock.com sont la première destination des internautes de 15 à 24 ans en France.

L'ADN de Skyrock, c'est la liberté d'expression, liberté de la musique, liberté de la parole des auditeurs. L'Internet a joué un rôle de multiplicateur de ce fondamental. Aujourd'hui les « skyblogs », le service de journaux personnels publics de Skyrock, sont plus de 6.5 millions et une quinzaine de milliers de nouveaux sont créés chaque jour tandis que quotidiennement environ 1.2 millions d'articles sont publiés. Pour la musique, les « skyblogs music » permettent aux artistes de faire directement découvrir leurs morceaux aux internautes, plus de trente mille morceaux originaux sont aujourd'hui en ligne.

L'identité initiale de la radio est ainsi propulsée à des niveaux inimaginables quelques années auparavant. Cette nouvelle dynamique, résonnante et renforçante, est par ailleurs, d'une redoutable efficacité publicitaire. La plateforme interactive a compté pour un tiers du chiffre d'affaires du groupe en 2006, elle devrait atteindre la moitié cette année.

L'Internet a été considéré par la plupart des médias traditionnels comme un nouveau moyen de diffusion, c'est-à-dire de transmission unilatérale d'un émetteur unique à une audience passive. Ce modèle est celui des médias de masse électroniques du XXe siècle, c'est le modèle de la diffusion.

Internet révolutionne cet âge de la diffusion. Car l'Internet n'est pas seulement un nouveau moyen de diffuser des informations comme l'imprimerie n'est pas seulement un moyen supplémentaire de recopier la Bible.

La puissance d'Internet réside dans le réseau social d'échange électronique qu'il permet : en un mot, la force d'Internet c'est la conversation. Le XXe siècle a été l'âge de la diffusion, le XXIe est l'âge de la conversation.

La radio dans cette dynamique devient l'agrégateur d'une audience qui, d'un nuage de points anonymes, se mue en un réseau social en conversation permanente.

Le modèle vertical de l'émetteur unique rayonnant à destination de récepteurs multiples et muets évolue en un modèle horizontal d'un maillage d'émetteurs-récepteurs qui se superpose au modèle initial.

Dans ce nouvel écosystème, la radio demeure centrale, rentable et moderne. Considérer que la radio telle qu'on la connaît est remplacée par l'Internet est aussi limité que de considérer que l'Internet ne sert qu'à diffuser de la radio. D'ailleurs la radio change de sens et devient tout autant le programme que le réseau communiquant de son audience.

Comment cette révolution se transpose-t-elle à la Presse ?

Quel est aujourd'hui dans ce contexte le principal actif d'un titre de Presse ? Ni sa marque, ni son équipe, ni son audience mais l'intelligence de ses lectrices et lecteurs. Un quotidien financier anglo-saxon, par exemple, peut disposer, sans le savoir, du plus incroyable capital intellectuel : l'expertise et l'expérience au meilleur niveau de ses lecteurs. L'Internet est le levier qui permet de mettre ce capital au travail au bénéfice de tous.

L'Internet conversationnel à l'initiative d'un média permet de transformer l'audience du média en média.

Il a été dit qu'un lecteur en ligne rapporte dix fois moins qu'un lecteur papier. Il est démontré aussi qu'une source initiale peut générer vingt fois son audience primaire en prolongement conversationnel et communautaire. Telle est la nouvelle équation de la Presse.

Un article occasionne des commentaires, ces commentaires renvoient à des échanges ou des publications entre les lecteurs. L'éditeur communautaire fédère et pilote l'agencement de ces initiatives pour en maximiser l'efficacité pour les lecteurs.

Le titre de Presse est le fédérateur et l'attracteur d'une typologie d'intelligences qui prendront plaisir à échanger et à se relier entre elles. Les annonceurs ne recherchent plus seulement la captation d'attention mais bénéficient de l'engagement participatif du réseau.

Cette mutation se heurte à toutes sortes de difficultés. Tout d'abord, elle créé une sorte de « trou d'air » entre deux modèles. Ce trou d'air est vécu par les meilleurs comme une absence de croissance, pour tous c'est une transition difficile. Les marchés boursiers sont les premiers à sanctionner ce passage et les efforts financiers qu'il implique. Les dirigeants souvent mandatés sur de courtes périodes et jugés sur leurs résultats immédiats tardent à se lancer dans l'aventure. Les structures en place résistent de surcroît au changement. De plus, la compréhension et la mise en ½uvre du processus n'est pas évidente et les compétences et talents en la matière sont rares.

Enfin, cette évolution ne doit pas soudain dévaloriser les extraordinaires entreprises de presse actuelle qui répondent aux besoins du grand nombre et sont la source de revenus et de rendements consistants et qui, par ailleurs, portent leur propre potentiel d'innovation. Si l'Internet est un multiplicateur, raison de plus de ne pas négliger le multiplié.

Le rôle des pouvoirs publics est de reconnaître et d'exprimer cette mutation en cours. Quelles que soient les résistances, les règlements et les man½uvres de retardement, la transition aura lieu. La seule différence sera : qui sera sur la ligne d'arrivée et dans quel état ? Outre la prise de conscience tant de l'opportunité que du trou d'air, les pouvoirs publics devraient accompagner le changement plutôt que de répondre par des subventions palliatives destinées à maintenir les situations en place. Cela coûtera de plus en plus cher de faire vivre sous perfusion les modèles économiques du siècle dernier.

La Presse écrite est d'abord un effort généreux vers les autres, un effort pour rassembler, partager, divertir, éduquer, éclairer. Cette aspiration est supérieure à ses moyens de réalisation passés, tels le papier et l'imprimerie qui demeureront mais qui ne sont pas une fin en soi ; aujourd'hui cet effort vers les autres devient un effort avec les autres, n'est-ce-pas un bel horizon ?

#Posté le mercredi 10 janvier 2007 05:50

Modifié le mercredi 08 décembre 2010 09:47

Des radios libres aux skyblogs




Des radios libres aux skyblogs

Entretien avec Pierre Bellanger par Marcel Gauchet.
Le débat - Gallimard

Le débat-
Votre expérience est assez unique, puisque vous avez participé au mouvement des radios libres depuis le début. Vous avez, depuis vingt-cinq ans, fait tout un chemin, qui vous amène jusqu'au « Skyrock » d'aujourd'hui...

P. B - Il faut rappeler que la radio était en France, comme dans la plupart des pays européens, un monopole d'État depuis la fin de Seconde Guerre mondiale. Le mouvement des radios libres contesta ce monopole par des émissions illicites qui engageront la dynamique politique qui conduira à sa chute. Ce mouvement avait explosé publiquement en France lors de la soirée télévisée présentant les résultats du second tour des élections municipales de 1977. Ce 20 mars-là, Brice Lalonde, principal candidat écologiste au succès inattendu - aidé par Antoine Lefébure, pionnier visionnaire - avait brandit par surprise sur le plateau de TF1 un poste de radio allumé et diffusant une radio libre : « Radio Verte ».

Les tentatives de radios libres allaient croissant. En 1978, la loi punissant les infractions au monopole de la radiodiffusion fut durcie, désormais la diffusion serait « punie d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende de 1.000 à 100.000 francs ou d'une de ces deux peines seulement. Le tribunal, en cas de condamnation, prononcera la confiscation des installations et des appareils ».

Malgré les brouillages, les saisies, les arrestations et les condamnations, les émissions libres se poursuivirent. En 1979, François Mitterrand, alors Premier Secrétaire du Parti socialiste, prit le risque de l'inculpation en diffusant en toute illégalité sur les ondes parisiennes une émission : « Radio Riposte ». Transmise depuis la Cité Malesherbes, cette émission provoqua, fait rarissime, l'irruption des forces de police au siège d'un parti politique. François Mitterrand sera inculpé pour infraction au monopole de radiodiffusion.

L'émission de « Radio Verte » m'avait subjugué, par ailleurs l'écologie, dans sa démarche, sa prise de conscience et sa culture, rejoignait mes réflexions d'alors. Étudiant en biologie, j'y trouvais enfin une continuité avec les savoirs qui m'étaient enseignés. J'adhérais donc en 1977, juste après « Radio Verte », à l'association de Brice Lalonde, « Les Amis de la Terre ». En 1979, je commençai une collaboration avec l'hebdomadaire d'écologie politique « La Gueule Ouverte » - j'y dessinais et rédigeais des articles.

Je fus envoyé cette année-là faire un reportage sur le démantèlement de la Faculté de Vincennes - qui allait devenir Paris-VIII -. Vers le soir, l'occasion me fut donnée par un certain Ben de participer à une émission de la radio libre de la faculté : « Radio Mongol ». J'avais vingt ans, cette expérience initiatique, qui marque mon entrée dans le mouvement des radios libres, allait changer le reste de mon existence.
Introduit dans une petite pièce de service, accueilli par un animateur, je découvris sur une table un lecteur de mini-cassette « Philips » branché à un micro, un autre fil partait de l'appareil vers ce que j'appris être un émetteur : une boîte à chaussures métallique et ronronnante d'où sortait un fin câble qui s'enroulait sur une sorte de manche coincé dans l'embrasure de la fenêtre et faisant office d'antenne. Il y avait une cassette des « Rolling Stones » dans le lecteur. Après une chanson, l'animateur donna le numéro de téléphone du poste de la loge et immédiatement le téléphone se mit à sonner. Je décrochai. Quelqu'un, quelque part, avait entendu !

Sorti de cette aventure, je me mis à ne penser qu'à cela. « La Gueule Ouverte » avait une économie terriblement précaire, forçant le crédit de ses imprimeurs par les retards de paiement, vivant de bouts de ficelle, en permanence à bout de souffle. Alors qu'avec un émetteur de moins de 2 000 F. on touchait toute l'Île-de-France, dix millions de personnes ! La bande FM était à l'époque une étendue quasi vide à l'exception des stations publiques. Et de même que la flamme d'une bougie est, dit-on, visible à une distance de dix-huit kilomètres dans la nuit du désert, l'émission était reçue à trente kilomètres à la ronde grâce à un émetteur de quelques watts seulement. Alors, comment émettre ? D'où ? La plupart des réponses vinrent d'Italie. L'abolition en 1976 par la Cour constitutionnelle du monopole de la radiodiffusion locale en Italie avait déclenché une vague de création de stations de radio et de télévision dans toute la Péninsule.

Par les « Amis de la Terre », j'entrais en relation avec le « Partito Radicale » italien de Marco Pannella. Les radicaux italiens sont un parti politique de promotion des libertés individuelles. Ils se sont battus avec succès en Italie pour le droit au divorce, à l'avortement, à la contraception. Utilisant le droit au référendum et la désobéissance civile, ils militaient pour la légalisation du cannabis, contre le militarisme, la violence terroriste et les discriminations sexistes ou homophobes. Parti libertaire, écologiste, non violent, libertarien, les radicaux avaient monté un réseau de radios dans toute l'Italie. J'eus l'honneur d'intervenir à Rome en 1980 à la tribune de leur congrès et leur relatant l'incroyable destin de « Radio Lorraine Coeur d'Acier », radio libre populaire de Longwy issue de la crise de la sidérurgie, les appelant à soutenir le mouvement des radios libres en France. Leurs ovations passèrent la frontière.

J'appris énormément avec les radicaux italiens. Internationalistes, ils avaient élu un Français, Jean Fabre, à leur tête. Ces militants me donnèrent avec leur courage et leur coeur une extraordinaire confiance dans la possibilité qu'il y avait, par l'action civique et politique, de faire bouger positivement et pacifiquement la société.

Les radicaux avaient constitué un réseau national « Radio Radicale ». Le vide juridique laissait les ondes sans loi : la force primait et donc la puissance des émetteurs. Chacun voulait émettre plus fort pour être entendu et le déchet de cette course à la puissance étaient les petits émetteurs soudain inutiles ; petits en Italie, mais géants en France.

Aidé par Ambra Rittore, militante du « Partito Radicale » et ma compagne en cette époque hardie, je pus faire venir d'Italie à Paris un premier émetteur en 1980. J'avais travaillé comme agent hospitalier à la Pitié-Salpêtrière, en retenant sur mon salaire d'alors, 4 000 F., en vendant ce que je pouvais de mes affaires et avec quelques prêts amicaux, je pus acheter ce premier émetteur qui valait 6 000 F. Cet émetteur, un « DB Electronica » de 250 watts stéréo, un des plus puissants à Paris alors, caché à mon domicile, reçut la visite d'Antoine Lefébure et servit à la seconde radio à laquelle je participais : « Radio Paris 80 ».

« Radio Paris 80 » avait pour origine la « Fédération Nationale des Radios Libres » et ses principaux animateurs étaient Jean Ducarroir et Patrick Farbiaz. Installée publiquement 163, rue du Chevaleret dans le 13eme arrondissement, siège de la communauté bio « Ecovie » qui hébergeait également « La Gueule Ouverte », « Radio Paris 80 », avec un émetteur et un studio fixes, se plaçait publiquement dans l'illégalité pour faire avancer Le débatLa radio, brouillée, fut encerclée par la police et sauvée par les interventions écharpées de tricolore du sénateur Parmentier et de Paul Quiles, élu de l'arrondissement. Mais finalement, la radio fut saisie un petit matin de juin 80, tout fût saccagé mettant un terme brutal à nos espoirs.

L'émetteur, le fameux DB italien, était sauf sous le plancher du grenier. En cette cachette incongrue imaginée lorsque je faisais le guet sur le toit, il n'avait pas été découvert par la police.

Abasourdis et mortifiés par la saisie, seule une profonde remise en cause pouvait nous sortir de cette impasse de répression sans fin.

Le débat- Quelle était l'ambiance autour de ce nouveau front militant ?

P. B - En ce qui me concerne, dix ans après mai 68, je voyais mes compagnons trentenaires consumer leurs forces dans le crépuscule d'un mouvement social en voie d'épuisement. Nous avions comme horizon de plus en plus lointain une mythique révolution qui viendrait miraculeusement substituer à l'ordre établi, un monde neuf.

Dans le cul-de-sac où semblait s'achever l'impulsion initiale des années 60, certains se perdirent dans la lutte armée, la drogue, le sectarisme politique, d'autres, et chacun à sa manière, transformèrent l'essai. Nous étions alors en ces périodes fécondes de tangage et de doute. Beaucoup de notre temps se passait en assemblées générales et en débats. J'y intervins avec la thèse que la révolution que nous appelions de nos voeux ne se ferait qu'à la condition de démontrer sa rentabilité potentielle. « La révolution ne se fera que lorsqu'elle sera rentable ! » Je voulais dire par là, au-delà de la provocation de la formule, qu'il fallait rallier à notre cause la puissance d'action libérale. Il fallait utiliser l'entreprise, le contrat, le profit pour faire gagner nos idées. Il fallait convaincre le marché qu'il était plus rentable de faire tomber le monopole que de le conserver.

En ce temps-là, l'argent était forcément sale et corrupteur. On ne pouvait combattre l'exploitation avec les armes de l'exploitation. Si un nouveau monde devait naître, il le ferait sur des bases neuves et non avec les instruments du précédent. Je pensais autrement. Il nous fallait de l'argent pour agir. D'où viendrait-il ? De subventions ? Nous combattions le monopole pour nous mettre demain à la merci de ce même État qui déciderait -ou non- de nous entretenir ? C'était continuer le monopole sous une autre forme plus pernicieuse donc plus difficile à combattre. Mais, me rétorquait-on, mieux vaut être dépendant d'élus du peuple que valet du capital et de Coca-Cola ! J'étais prêt cependant à prendre le risque. Débuta alors une réflexion où l'on retrouve tout ce qui fait l'essence de nos activités d'aujourd'hui : une liberté d'expression garantie par son succès populaire.

Il fallait donc ajouter une dynamique libérale à nos efforts pour faire tomber le monopole, il fallait convaincre que la liberté des ondes serait plus rentable que l'interdiction d'émettre faite à la société civile. L'entreprise, pensais-je alors, était la véritable unité révolutionnaire, le levier pour faire bouger la société. Il fallait rompre avec la diabolisation de l'argent. Pourtant, le marché, présumais-je, broierait nos rêves, car sa logique est implacable et nos espoirs de radios libres n'y survivraient pas.

Comment résoudre cette équation paradoxale ? L'expérience de mon père, Claude Bellanger, me guida. Cofondateur du « Parisien Libéré », grand résistant, il avait participé à la presse clandestine et s'était engagé à la Libération dans l'élaboration du cadre juridique de la presse et à la mise en place de ses institutions fondatrices, comme l'AFP avec son ami Jean Marin. Je connaissais les textes de réflexion sur la Presse courageusement imprimés pendant l'Occupation. Je les comparais, toutes proportions gardées cela va de soi, avec nos ambitions de radiolibristes. Les idéaux de la presse clandestine n'avaient pas résisté aux lois du marché. Je voyais cependant le journal « Le Monde » comme ayant réussi à maintenir contre vents et marées une ligne de conduite. Je pensai donc en adopter les statuts juridiques pour ma future radio. Nous étions au milieu de l'année 1980.

Le débat- Comment avez-vous mis vos idées en oeuvre ?

P. B - Je me tournais donc vers « Le Monde ». Je fus reçu. Au cours de nos rencontres avec Claude Lamotte, Jean-Marie Dupont, Claude Julien et Jacques Fauvet, que je vis une fois, je fus saisi par l'attention de ces personnalités au jeune homme de radio que j'étais. M'entretenir avec ces sommités de la presse m'apparaît encore plus aujourd'hui, près de vingt-cinq ans plus tard, comme un moment d'exception et de grande générosité de leur part. J'imaginai et proposai de les associer à ma future radio. Ils acceptèrent. Jacques Fauvet me signa une lettre engageant avec subtilité et panache le journal à mes côtés. Il fallait maintenant trouver de l'argent.

Si le monopole tombait, la radio allait devoir fonctionner avec de la publicité. Je devais donc trouver un partenaire pour assurer ma régie publicitaire. Mon idée, consistait à vendre, à l'avance, le droit de faire ma régie contre une avance sur recette, alors que le monopole existait toujours. Fallait-il qu'un entrepreneur soit prodigue et indulgent pour accepter cette proposition ! Un homme allait pourtant me faire confiance sur cette hypothèse : Alain Serval, fondateur d'une centrale d'achat d'espace « Interplans », intégrée depuis par « Publicis », m'avança à la fin de l'année 1980 plus de 300 000 F. Un de ses amis Clément Vaturi vint plus tard l'accompagner dans sa démarche. Je retournai voir « Le Monde », louai des bureaux au 4 de la rue Beaubourg, et commençai à installer des studios qui se mirent au travail, sans émettre cependant. J'avais toujours l'émetteur, le « DB » sauvé de « Radio Paris 80 ». Marc Garcia et Alain Maneval, talentueux programmateurs de radio m'avaient rejoint pour créer notre nouveau son. La radio s'appellerait « Cité Future » en hommage à la radio italienne « Citta Futura » et son slogan serait « la radio qui change la radio ».

Au début 1981, la direction du Monde me fit part de son inquiétude. La réélection à la présidence de Valéry Giscard d'Estaing semblait acquise et ils craignaient que je ne puisse jamais aboutir dans mes plans de radio tant la tension entre le Président de la République et le journal était grande. Au cours de cette réunion, je leur confirmai le maintien de notre alliance s'ils le voulaient bien et leur proposais d'émettre dès le soir des élections si, contre toute attente, François Mitterrand, défenseur des radios libres, était élu. Ils adhérèrent à l'idée. Quelques mois plus tard, vers 17 heures 30, le 10 mai 1981. Claude Lamotte m'appela et s'exclama exalté « C'est Mitterrand ! ». Je filai à l'émetteur installé place du Terte à Montmartre que je démarrai sur la fréquence 96 MHz, qui est toujours celle de « Skyrock » à Paris. « Radio Cité Future » commençait à émettre avec en balise de première heure les cinq notes du film « Les Rencontres du Troisième Type » de Steven Spielberg.

Je me souviens d'avoir parcouru Paris sous des trombes d'eau, avec des voitures qui klaxonnaient, dont quelques-unes, vitres ouvertes et radio à plein volume, diffusant les notes des « Rencontres ». Le fait d'avoir soudain sur les ondes un signal non identifié aussi puissant faisait partie de la mystique soudaine de cette soirée ...

Avec l'élection de François Mitterrand, un certain nombre de radios se mirent à émettre de façon régulière. Au cours de sa campagne électorale, le futur Président avait visité une radio libre, « Radio Brest Atlantique » et avait encouragé ses initiateurs d'un « C'est bien continuez ! ». Les radios libres figuraient d'ailleurs parmi les 101 propositions du candidat. Les radios libres se sentaient enfin libres.

La semaine suivant l'élection, « Le Canard Enchaîné » avait publié un article intitulé « Le Monde au micro ». Si les radios libres de l'avant-monopole s'étaient mises à émettre sans entrave, cet article fut le signal pour les institutionnels que les choses allaient bouger. Si « Le Monde » était engagé dans une radio, c'est que le monopole allait vraiment tomber. Robert Hersant, puissant patron de presse conservateur, fut le premier à réagir ordonnant à ses journaux de se rapprocher de ces nouvelles stations et à défaut d'en créer ex nihilo.

« Cité Future », avec son puissant émetteur, sa musique new wave, ses jingles extraits de bande-son de films, et les infos des journalistes du « Monde » était la première radio libre commerciale. Les agences et les annonceurs se pressaient dans nos locaux pour nous découvrir et acheter de la publicité.

Dépassé par le mouvement, effrayé par cette soudaine prise de parole collective dont il craignait que la droite ne s'empare, le nouveau gouvernement socialiste se durcit. Pierre Mauroy, Premier Ministre, fit allusion à Cité Future à la tribune du Parlement en dénonçant les « radios fric ». L'ahurissante interdiction faite aux nouvelles radios privées de se financer par la publicité sera décidée dès l'été et votée en novembre

La fin du monopole signifiait en fait la création de radios associatives, qui ne mettraient en cause ni monopole de service public, ni les intérêts installés. Les intérêts en place, ceux de la presse quotidienne régionale et des radios périphériques par exemple s'effrayaient de la concurrence de nouvelles radios commerciales. Pour ces rentiers du monopole, il n'était pas avantageux de le faire tomber. C'est ainsi que j'appris que nos problèmes demeurent s'ils sont des solutions pour plus gros que nous.

Et paradoxalement, faisant fonction d' « idiot utile », les associations de radios libres mercantilophobes, en phase avec le nouveau pouvoir, et craignant la concurrence du marché cautionnèrent et se firent motrices de cette restriction mortelle.

C'était la vieille idée de Christophe Colomb encore une fois à l'oeuvre : ce qu'on découvre est vierge de nos turpitudes. En un sens, il s'agissait donc de maintenir la radio pure, hors de l'immonde nécessité de se vendre, hors de la « salissure » de l'argent (souillure dont étaient exemptes, bien entendu, les subventions...).

Enfin, la gauche au pouvoir souffrait du complexe de sa possible précarité et toute déstabilisation potentielle devait être combattue. Cet état psychologique de légitime défense conduisit à concevoir les radios commerciales comme des radios de droite et les radios associatives comme des radios de gauche, on ferait crever les premières par l'interdiction de la publicité et subventionnerait les autres, amies par nature, car issues du mouvement social.

Le brouillage - ce « bruit de bottes hertzien » qui devait disparaître avec les « forces de la joie », pensait-on - intervint simultanément. C'était inimaginable ... Lorsque notre radio fut brouillée, j'ai appelé Claude Lamotte qui, pragmatique et poétique, m'affirma alors que la gauche ne brouillerait jamais de la musique classique. J'allai donc acheter la cinquième de Beethoven, que je passai à l'antenne. Mais le brouillage ne cessa pas et ce sifflement continu assorti de l'interdit économique brisa notre entreprise. « Le Monde » ne pouvait poursuivre dans cette impasse « Cité Future » trépassa.

Ce sera mon premier et seul dépôt de bilan. L'aventure s'arrêta pour beaucoup, un autre pionnier, Patrick Meyer, qui avait créé « RFM », continua brouillé jusqu'à l'épuisement, soutenu par Coluche.

Mais une troisième radio émettait sans être brouillée et se permit de diffuser des messages à caractère promotionnel : « NRJ ». Son fondateur, Jean-Pierre d'Amico, son repreneur Jean-Paul Baudecroux, rejoint par Max Guazzini, issu du Parti socialiste, réussirent l'inconcevable : conclure un accord politique consentant une exception à la loi commune. Puisqu'il existe une radio pour les jeunes - desquels viendra, dit-on, la révolution -, autant qu'elle soit avec le Parti socialiste plutôt que contre...

Je traversais un moment de dépression. J'avais tout perdu. Puis l'espoir revint, ravivé depuis les profondeurs par l'amitié.

Le débat- Vous ne vous êtes pas découragé pour autant...

P. B - La radio était autorisée, mais la publicité interdite. Cela revenait à autoriser l'aviation, mais à interdire les ailes. Il me fallait, comme d'autres, inventer l'hélicoptère. Fin 81, j'imaginai une nouvelle radio. Je l'appelai « La Voix du Lézard ».

Décidant d'organiser la radiodiffusion, le gouvernement avait entrepris d'autoriser les stations FM et, outre les stations les mieux installées qu'il ne pourrait interrompre, de fabriquer une bande FM comme un bouquet thématique. La légitimité était le thème. « NRJ » devint ainsi une radio thématique consacrée aux femmes et au sport. Apparurent donc toutes sortes de projets de radios. Mon choix se porta sur le tourisme et les loisirs d'où le nom de la radio - qui, pourquoi pas, me permettrait de recueillir le parrainage d'institutions du tourisme.

J'étais sans argent, sans ressources, sans emploi. 1982, année terrible. J'avais mon DEUG de Biologie et je ne sentais pas d'humeur à poursuivre ma licence. Je fréquentais la bibliothèque publique de Beaubourg lisant le plus possible d'ouvrages d'économie et de gestion. La gratuité de ce lieu était en ces temps difficiles un de mes biens les plus précieux. J'eus l'opportunité de réaliser des travaux pour un cabinet de gestion, sans contrepartie au début, mais rémunéré ensuite. J'appris et travaillais beaucoup, trouvant par ce cabinet la ressource pour financer la radio tout en défendant mon projet auprès des pouvoirs publics.

Je n'obtins pas d'autorisation. Mais une liste d'attente existait, au cas où le gouvernement autoriserait des fréquences supplémentaires. Je me retrouvai quatrième sur cette liste. Fort de ce « statut », je décidai de commencer les émissions le 18 janvier 1983. Avant-gardiste et populaire, « La Voix du Lézard » allait devenir pour un moment une des premières radios parisiennes.

Émettant sans véritable support administratif, je devais me battre pour notre existence légale. Pour résoudre le cas des stations en nombre supérieur à celui des fréquences disponibles, la Haute Autorité de la Communication audiovisuelle, fraîchement fondée, se proposa de regrouper les radios. Le partage étant une aberration, il ne pouvait conduire qu'à la victoire de l'un sur les autres. On me fit rencontrer les Rosicruciens, on me maria avec deux radios « d'art et spectacles » pour finalement me contraindre à partager une fréquence avec « Radio Solidarité », station dont la vocation affirmée de défense de l'Occident chrétien rugissait sur les ondes. « Solidarité » émettait la journée et « La Voix du Lézard », le soir. Afin de me sortir de cet enfer, j'ouvrais l'antenne sans transition avec une gargantuesque émission de cul. « Radio Solidarité » exigea la séparation qu'elle obtint. Le journal « Minute » issu de la même mouvance me traita de « pornocrate soviétique » et nous récupérâmes finalement, après encore toutes sortes de péripéties, une fréquence pour nous.

Au cours de cette période, la Haute Autorité et sa présidente Michèle Cotta décidèrent de supprimer « La Voix du Lézard », nous n'étions rien qu'une radio sans protection et sans parrain : à la trappe ! Fait rare, le Ministère de la Communication, qui en avait alors la faculté, demanda à la Haute Autorité de réexaminer sa décision. Nous fûmes sauvés grâce à une responsable du Ministère : Geneviève Piéjut qui m'avait reçu à plusieurs reprises lorsque je présentais mon dossier pour « La Voix du Lézard ».

Par bonheur, je vivais de telles émotions intenses à créer et à faire écouter la radio que le prix à payer, quel qu'il fût, restait toujours faible. La musique ne s'embarasse pas avec moi de quelconques précautions : lorsqu'elle me touche, elle me cherche aux tripes et sans rationalisation aucune, sans que je sois ni musicien, ni spécialiste, provoque en moi l'irrésistible nécessité de la faire partager. De même, la voix humaine est sacrée et je ne peux que combattre qui tenterait de la bâillonner.

« La Voix du Lézard » diffusait « The Cure », « Simple Minds », « The Ramones », « The Police », « Art of Noise », « Eurythmics », « Frankie goes to Hollywood », « BlancMange », « New Order », « The The », « Ultravox », « The Clash », « The Stranglers », « Duran Duran », « Orchestral Manoeuvres in the Dark », « Pet Shop Boys », « Nina Hagen », « Joy Division », « Culture Club », « Siouxsie and the Banshees », « Tears for Fears », mais aussi « Carte de Séjour », Étienne Daho, « Les Rita Mitsouko », « Indochine » et invitait à découvrir le reggae, le ska, les sixties, le rap, la salsa et rock gothique et industriel.

En 1983, il nous fallut consolider nos positions, et gagner de l'argent. Je me lançai alors dans la publicité clandestine. Pour cela, je faisais du porte-à-porte auprès des boutiques, de petits commerçants, souvent amusés de contourner la loi. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, de voir l'agence Havas, - donc, à l'époque, l'État - m'acheter de la publicité en acceptant mon mode de facturation. Ce dernier fonctionnait comme suit : puisque la publicité était interdite, nous existions en tant que studio de production radio. Les frais de production étaient multipliés par un indice, équivalent au nombre de diffusions gratuites sur l'antenne. L'État qui avait interdit la publicité, était devenu mon client ! Mais on me dit alors, qu'il n'y avait pas là de paradoxe, dans la mesure où ces campagnes étaient d'intérêt général ...

La radio survit et se développa ainsi, hors de toute comptabilité traditionnelle : mon compte en banque était le compte de la radio. La cinquantaine de plus ou moins bénévoles qui travaillaient pour « La Voix du Lézard », étaient payés à la semaine, en fonction des rentrées d'argent. Je sortais dans la rue le matin en me disant : « Ce soir je dois revenir avec 5 000 F ». Et je n'avais pas le choix qu'il en soit autrement. Je passai aussi du temps assis dans des magasins à attendre ma traite, à attendre qu'on me paye pour la publicité diffusée. Période incroyable, dont Laurent Bouneau, aujourd'hui directeur général des programmes de « Skyrock » et alors étudiant à la Sorbonne venu me voir pour animer une émission de son idée, fut acteur et témoin.

Le débat- Combien de temps a duré ce statut précaire ?

P. B - La deuxième grande rupture après l'autorisation des radios libres fut la conférence de presse donnée par François Mitterrand en avril 1984, au retour d'un voyage en Californie, au cours de laquelle il annonça l'autorisation de la publicité sur la bande FM.

Ce fut la ruée. Connu comme pionnier des nouvelles formes de publicité FM, je fus appelé par un groupe d'agences indépendantes (CLM-BBDO, FCA, Synergie KE, Saatchi-Saatchi, BDDP, etc...) animé par Henri de Bodinat, pour diriger une agence média d'achat d'espace sur la FM, « Indépendance FM ».

L'autorisation de la publicité marquait l'entrée des acteurs traditionnels. Et mes jours furent à nouveau comptés : en tant qu'indépendant, je ne disposai pas de moyens financiers suffisants. Certes ma radio était troisième en audience à Paris, mais elle restait fragile. Ma petite entreprise, si talentueuse fût-elle, était à terme menacée. « La Voix du Lézard » devait s'allier pour ne pas être marginalisée.

Fin 1984, je retournai voir Frank Ténot que j'avais rencontré en 1980. Frank, auteur d'un livre sur les radios pirates, objet de ma demande de rendez-vous d'alors, était avec son associé Daniel Filipacchi un des plus grands entrepreneurs de presse du vingtième siècle. À trois, avec Gérald de Roquemaurel, ils ont bâti le premier groupe de presse magazine mondial. En 1980, j'avais proposé à Frank de nous associer, il m'avait dit de revenir le voir lorsque le monopole serait tombé, ce dont il était comme moi persuadé. J'étais donc revenu, devenu entre-temps une des personnalités de ce nouveau monde FM, animateur d'une des principales stations de la capitale. Frank avec sa générosité et son intuition si complices accepta ma proposition d'association. Daniel, Frank et Gérald, ces trois hommes m'ont fait confiance, m'ont laissé grandir à leurs côtés de 1985 à 1999, pendant quatorze ans ... Sans eux rien de ce qui suit ne serait arrivé.

Nous vivions une période d'ébullition indescriptible, les annonceurs comme les radios découvraient la pub FM. Fallait-il tout réinventer ? Pour faire une campagne nationale, il fallait faire parvenir des cassettes en recommandé aux radios sélectionnées sur tout le territoire. Les anciennes radios rebelles n'allaient pas chercher les recommandés ... J'appelais des stations pour leur acheter de la publicité et leur demandais leur tarif. « C'est combien ? » répondait-on parfois à ce premier appel commercial avec une candeur aussi passagère que le fut cette vague euphorique.

Les annonceurs voulaient des audiences nationales, homogènes et mesurées des garanties de diffusion et une facture unique avec un taux de négociation identifiable. Ceux qui jouent leur carrière sur un plan média ne peuvent se payer le luxe d'une bande de guignols qui ne diffusent pas les messages aux heures dites.

Il fallait donc fédérer des radios indépendantes en un réseau national. « NRJ » commençait déjà à licencier sa marque et à transmettre une liste de diffusion de morceaux, les « play lists » par fax. À partir de Lyon, « Radio Nostalgie » de Pierre Alberti commençait à tisser sa toile. Certains pensaient relier toutes les stations par ligne téléphonique et poussèrent le raisonnement jusqu'à la faillite. L'envoi des playlists n'était pas satisfaisant, les radios locales ne disposaient pas des disques, les listes étaient plagiées par les autres stations dites locales, les disques étaient volés ... La FM n'a qu'une portée d'une quarantaine de kilomètres. Comment transmettre un seul programme à un ensemble d'émetteurs sur tout le territoire ? Peu à peu nos yeux se tournèrent vers le ciel.

Lancé en 1984, tournait autour de la terre un satellite géostationnaire de télécommunications d'usage mixte civil et militaire : « Telecom 1A ». Un satellite transmet un signal continu reçu par un vaste territoire au sol : son empreinte. L'empreinte de « Telecom 1A » couvrait la France et une bonne part de l'Europe. Si ce satellite transmettait un signal à un ensemble de radios disséminées sur le territoire, signal qu'elles capteraient au moyen d'une parabole et qu'elles retransmettraient toutes simultanément sur leur propre fréquence FM, se constituerait alors une unité de diffusion synchrone sur tout le pays : un réseau FM. La troisième révolution de la radio après la FM et la publicité était lancée.

J'entrai en contact donc la Direction Générale des Télécommunications (D.G.T.) - ancêtre de « France Télécom » - qui gérait ce satellite d'État. J'essuyai un refus amusé. « La Voix du Lézard » appelait pour louer un satellite ...

J'imaginai une nouvelle radio, une radio par satellite ayant une couverture européenne. L'anglais étant la seconde langue commune à tous ces territoires, la dénomination serait anglaise. La radio viendrait du ciel : « SKY » et notre culture est « ROCK » : «SKYROCK » cela sonnait fort et juste. Le « Skyrock » était aussi ce grand météore qui allait emporter, comme il y a 66 millions d'années, tous les dinosaures ...

Gérald de Roquemaurel partagea mon idée et prit le risque de l'appuyer de toute son autorité et de sa réputation et nous nous rendîmes, en août 1985, accompagné par Bertrand de la Villehuchet, le patron de la régie publicitaire du groupe, présenter le projet « Skyrock » à Daniel Filipacchi qui donna son accord. Daniel prenait un risque total d'entrepreneur sans sécurité, sans plan d'affaires, sans autorisation nationale et sans satellite ...

Nous étions quelques-uns à penser utiliser le satellite de radiodiffusion : Jean-Paul Baudecroux, Pierre Alberti, Robert Hersant et Pierre Barret, le président d' « Europe 1 », radio périphérique contrôlée alors par l'étatique SOFIRAD. Il me fallait ce satellite. Désormais associé à Filipacchi Médias, partenaire du groupe Hachette, lui-même filiale du groupe Lagardère qui détenait Matra, société qui avait construit « Telecom 1A », nous reprîmes contact avec la D.G.T., fûmes reçus et entendus.

La D.G.T. qui ne rentabilisait pas son satellite nous proposa la location d'un canal stéréophonique pour quatre ans payable à l'avance : 20 millions de francs de 1985, soit environ 6 millions d'euros d'aujourd'hui ! Ma société était trop petite pour payer cette somme, Filipacchi Médias se porta en garantie.

Devant cette effervescence nouvelle venant juste après l'autorisation de la publicité qui avait été vécue par l'administration comme une défaite, la constitution de réseaux satellitaire apparut comme un mal supplémentaire à empêcher. Le Ministère fit de l'obstruction. Mais Laurent Fabius, alors Premier Ministre, trancha en faveur de la D.G.T. et des radios. Il y aurait donc des réseaux nationaux FM.

Nous allions devenir une radio nationale. La transition commença de « La Voix du Lézard » vers « Skyrock » au dernier trimestre 85. Le démarrage officiel eut lieu le 21 mars 1986, le premier morceau que j'avais choisi pour ouvrir l'antenne fut « In the air tonight » de Phil Collins.
La Génération de la diversité

Le débat- Dans quel climat démarrez-vous ?

P. B - Nous naissions sous le règne absolu d'« NRJ », formidable réussite, radio reine de la génération des années 80. Faire de la radio commerciale sans « faire du NRJ » était considéré comme une aberration. Notre idée était différente. Avec « Skyrock », j'avais pour ambition de créer une radio libre dans toute la France. D'étendre à la nation entière la liberté d'expression et la liberté de choix musical qui furent les fondamentaux de mes précédentes radios. Nous nous adressions à la nouvelle génération avec notre état d'esprit contestataire, notre goût de la provocation, de la science-fiction,- illustré par des bandes-annonces sonores à l'antenne -, notre franchise de ton et notre vocation à anticiper la musique avec un esprit rock. Je résumai à l'époque le format ainsi : « populaire et malin ».

Depuis toujours nous avons une vocation populaire. La vocation populaire signifie comme le dit si bien Gérald de Roquemaurel : « n'exclure personne ». A la différence de ceux qui croieraient que l'ambition d'être entendu par tous s'oppose à une qualité élitiste, je dirai que cela n'a rien à voir avec le contenu en tant que tel, mais ne dépend que de la manière de le transmettre, c'est-à-dire du souci d'être compris. Être populaire en radio, c'est placer son centre gravité chez l'auditeur. Pour reprendre la phrase de Paul Watzlawick : « Je comprends ce que je dis quand on me répond ». Le sens est donné par le récepteur et non par l'émetteur. C'est donc un constant effort que d'écouter la radio avec sans cesse l'auditeur en tête. Cette ascèse est récompensée par les résultats d'audience et par les témoignages individuels que l'on reçoit. On s'adresse à tous en s'adressant au meilleur de chacun.

C'est la radio du « Dauphiné Libéré » à Grenoble qui la première a rejoindre notre réseau. Nous venions d'avoir d'excellents résultats d'audience à Paris. D'autres allaient suivre. Je parcourais la France pour convaincre des patrons de radios locales de rejoindre la « superradio ».

Mais que n'avais-je pas voulu entreprendre ! Les puissances installées ne vous tolèrent libre qu'à la condition de votre maintien dans l'insignifiance. Mais libre et populaire, c'est une autre affaire. Un troupeau de buffles vous attend. Et nous eûmes du succès, beaucoup de succès. « Skyrock » atteint son premier million d'auditeurs en 1988 et son second million dès l'année suivante. Cette ascension coalisa les rivaux comme les pouvoirs publics que notre style de radio ne sait se concilier. L'explosion de liberté de la bande FM avait été un accident, une plaie ouverte sur le conformisme des intérêts en place qu'il fallait bien vite refermer. La société française a bien du mal avec ses innovateurs. Nous étions le plus virulent des avatars de cette émancipation des ondes, car nous étions populaires : notre mort était programmée. L'Internet constitue aujourd'hui la même prise d'air qui change tout mais cette fois pas d'autorité pour réserver la bande passante aux féaux ou aux maîtres. Le traitement de choc que nous eûmes à subir s'apparente d'abord du peloton d'exécution : sanctions administratives et opprobre pour que le marché publicitaire et nos associés nous abandonnent. Si cela ne suffit pas, la méthode suivante - toujours en cours - est celle du garrot : la privation lente et certaine de fréquences d'émission empêchant le programme d'être entendu dans une centaine de villes de France et nous conduisant à la mort par asphyxie. Les talents de notre radio, le courage de ceux qui y ont cru et investi nous permirent de survivre à ces assauts, mais nous aurions dû succomber si une lame de fond populaire ne nous avait maintenus à flot. Par centaine de mille, puis par millions, de jeunes auditeurs trouveront en « Skyrock » un esprit de liberté qu'ils plébisciteront. Ils nous ont sauvés et ont fait de « Skyrock » la première radio de France des 13-24 ans.

Le débat- Vous avez beaucoup changé pour en arriver là ?

P. B - Nous avions eu vingt ans dans les années 80, notre choc musical c'était la « new wave ». En réaction aux musiques insipides du moment, ce courant musical punk rock marqué par l'apparition du synthétiseur se caractérisait par une musique souvent sombre et froide avec un regard cynique et désabusé sur la société. La « new wave » issue de la fracture « punk » de 1977 est déjà une contre-culture au sein du rock âgé déjà quarante ans. C'est cette musique-là que je n'entendais nulle part que je voulais, en ces années-là, faire écouter partout. La culture rock de «Skyrock » tout en étant plus ouverte se distinguait par ce décalage créatif inspiré par ce courant musical.

Mais en 1995, nous sentions que nous arrivions à un tournant. La culture rock qui nous avait portés jusque-là se dérobait. Le rock, genre musical de référence de plusieurs générations depuis la fin des années 50, se diluait dans un consensus. Le rock, après avoir connu depuis 1991 un sursaut de vitalité avec le courant « grunge » popularisé par « Nirvana », s'essoufflait. Il n'était plus générationnel. L'époque était à la pop. Comment se repenser ? Fallait-il tenir un flambeau rock et se satisfaire pour l'essentiel de play-lists de chanteurs morts numérisés et remastérisés ? Finirions-nous avec des « Spécial John Lennon » ?

Nous avions demandé à un groupe de rock les « Spin Doctors » leur définition du rock. Ils avaient répondu : « le rock, c'est la musique que n'aiment pas les parents ».

Et les parents aimaient le rock. Il y avait donc ce moment d'incertitude, ce moment où, comme en mer, la voile fasseille, c'est-à-dire hésite entre plusieurs vents, il y avait cette croisée des chemins où de cette parenthèse pop allait surgir une nouvelle musique qui allait emporter une génération toute entière. Là était notre destin. Si nous nous tournions vers le confort des catalogues musicaux éprouvés nous serions dévorés par plus riches et plus gros que nous. Notre force était les terres inconnues et le risque artistique. Notre destin était là où se trouvaient nos tripes.

La première inclinaison allait vers la techno. Des groupes comme « Prodigy » et « Underworld » se trouvaient à la jonction du rock et de la techno mais l'univers techno de l'époque ne nous satisfit pas. L'onirisme, l'évasion du réel et la discrétion des artistes d'alors ne correspondaient pas l'état d'esprit à faire trembler les murs que nous recherchions.

Nous réfléchissions avec Laurent Bouneau, immense talent et mon complice depuis 1984, au « Skyrock » que nous voulions. À son initiative, contact fut pris avec des artistes de rap français. Nous connaissions le rap américain. pour avoir été partenaire du concert de « Run-D.M.C au milieu des années 80 et pour avoir suivi le son rap américain avec Tabatha Cash qui anima une émission sur Skyrock dix ans plus tard. Laurent écouta le rap français et me fit partager son intuition : après le rock la prochaine musique de la nouvelle génération serait le rap. Nous nous en sommes convaincus. Nous ressentions l'extraordinaire potentiel de talents et de force de ce courant musical alors marginal. La vibration et la vitalité qui nous avaient bouleversés dans le rock, nous les retrouvions dans le rap.

Le débat- Pourquoi spécifiquement le rap ? Pourquoi l'expression de la diversité a-t-elle emprunté ce canal-là ?

P. B. - Le rap est un art populaire, c'est la poésie rythmique américaine ; le rap c'est la musique du témoignage de vécu et de la misère de la communauté noire des ghettos. Le hip-hop est une collision des cultures noires afro-américaine, portoricaine, caraïbe, jamaïcaine, c'est une prise de parole, une attitude révoltée et poétique. Le rap est ouvert aux fusions, il s'imprègne et se mélange. Aujourd'hui le rap, le rnb, le reggae, le raï et le ragga forment une cohérence musicale extrêmement riche en constante évolution.

Expression de la culture hip hop, le rap est accompagné également par le graphisme et la danse. L'instrument du rap c'est la voix, c'est pour le reste une musique électronique échantillonnée facile à produire et à reproduire pour un débutant. Tout le monde y a donc accès et peut se l'approprier, cette culture appartient à tous. De même, le droit d'entrée du « graffiti » consiste en une simple bombe de peinture, et celui de la « breakdance » en un survêtement et une paire de baskets. Dans cette culture sans barrière d'entrée, l'apprentissage par le groupe et l'entraide sont fondamentaux. Le rap a ainsi été le vecteur d'une nouvelle sociabilité. Et dans la revendication d'une culture à soi, les jeunes Français des cités ont découvert avec l'expression hip hop une situation et une identité similaires à la leur.

L'autre grand intérêt du rap est qu'il est en phase parfaite avec la tradition française de chansons à texte. Les textes de rap sont des trésors poétiques, je prendrai pour exemple, « Le maton me guette » de Passi ou « Pris pour cible » de Sniper qui seront certainement étudiés à l'école au cours de ce siècle.

En France, pour en revenir au début des années 90, de nouveaux artistes de grand talent trouvaient avec le rap un vecteur d'une vitalité et d'une puissance créatrice extraordinaire. Le rap français, c'était alors deux groupes formés en 1989 « Suprême NTM » avec Joey Starr et Kool Shen en Seine-Saint-Denis et « IAM » de Marseille, animé par Akhenaton, Kheops et Shurik'N, qui s'étaient fait connaître par la parodie « Je danse le mia ». Une troisième entité émergeait du côté de Sarcelles : le collectif « Secteur Ä » issu du « Ministère A.M.E.R » à l'initiative de Passy, Stomy Bugsy puis Doc Gyneco. Ces artistes voulaient s'en sortir, exister, faire reconnaître leur voix et leur musique. Voilà les stars de demain qui seront le son de notre radio !

C'est cette vision du rap comme devant devenir la musique centrale de la nouvelle génération qui nous a conduit à devenir la radio motrice de la révolution rap en 1995-1996. Ce pari où nous jouions notre peau nous enthousiasmait. « Skyrock » devenait « premier sur le rap ». La loi sur les quotas de chanson française en radio votée en 1994 accrut encore notre préférence. Certains attendaient en votant cette loi une flopée de petits Cabrel, ils ont eu sur « Sky » la déferlante rap. Et ainsi, avec Skyrock en fer de lance, le rap est devenu le premier genre musical de la jeunesse en France dès 1999.

Je suis un bourgeois d'origine européenne. Par les filtrages sociaux, par la sympathie naturelle qui nous rapproche de ce qui nous ressemble, nous nous choisissons et fabriquons peu à peu un aquarium à notre image. Cet isolement solipsiste, nous l'oublions jusqu'à voir notre île comme l'expression d'une presque totalité et le reste comme un au-delà étranger dont une frontière secrète nous sépare. Sauf expérience de vie particulière, la plupart d'entre nous sont des poissons d'aquarium.

En rencontrant le rap, nous changions de monde. Nous rencontrions la France alors cachée de l'immigration, de la misère urbaine et de la diversité ethnique. Tout nous aurait séparés, sauf la musique.

La nouvelle génération métissée, au travers des paroles des morceaux rap, se fait soudain entendre par tous. Sa colère, sa tristesse, sa vérité, sa conviction sont soudain partagées par deux millions d'auditeurs ... Tous les soirs à 20 heures, c'est « Planète Rap » et tous les artistes en direct invités par Fred. Cette émission de nouveautés est depuis longtemps la première toutes radios confondues. Les plus grands, les plus prometteurs sont à l'antenne de « Sky » et toute une génération d'artistes s'y lancera. Cette explosion culturelle sur un média de grande audience atteint une nouvelle dimension avec l'arrivée de Difool sur l'antenne de « Skyrock » en 1997.

Le Débat - Vous avez également défrayé la chronique par les émissions de libre parole animées en particulier par Difool.

Difool est un génie de la radio, un extraordinaire talent en symbiose avec les auditeurs qui, outre la direction d'antenne, vint à « Sky » pour animer « Radio libre », son forum de libre antenne - il est l'inventeur de l'expression - pour que chacun s'exprime en direct. L'émission est depuis son lancement, la première émission de France de 21 heures à minuit sans interruption ! Grâce à lui l'antenne s'est ouverte alors à la parole de toute une génération jusque-là ignorée et marginalisée. La radio prend ici une dimension humaine et sociale extraordinaire. C'est pourquoi nous faisons de la radio. Et cette exaltation se renouvelle avec Difool à chaque émission.

Difool mit en pratique le slogan de son émission : « Total respect, zéro limite ». La jeunesse qui s'exprimait à l'antenne n'était pas filtrée, polie, aseptisée, elle était nature, vraie, s'exprimait avec ses mots et parlait de tout. « Mon Dieu, voilà la radio des banlieues » ... - expression à dire en faisant une moue de dédain accompagnée d'un air entendu -. Comme ils sont « vulgaires et violents » ! « Comment se payent-ils ces téléphones portables ? » Ne peuvent-ils pas « au moins apprendre à parler ? »

Toutes les peurs accumulées, les haines, les préjugés se cristallisèrent sur nous en une terrifiante caricature. Et ce n'était pas seulement des budgets publicitaires que nous perdions : une administration à l'affût de nos difficultés nous priva, si cela était encore possible, de fréquences d'émission sur le territoire.

Le choix culturel du rap nous révélait en grand la fracture générationnelle que la France se refusait à reconnaître.

Quant à nous, nous nous fracassons soudain contre un obstacle qu'en tant qu'Européens nous n'aurions jamais du voir se dresser contre nous : le racisme. «Skyrock » était devenue et c'était leur insulte suprême : une « radio d'Arabes » qui diffusait une « musique de bougnoules ». Les moins diserts ne voulaient pas de cette « clientèle », les plus expressifs renonçaient à faire de la publicité sur « Sky » « pour ne pas attirer les voleurs dans leurs magasins ». On prédit notre mort et les budgets publicitaires s'annulaient sans raison. Nous serrions les dents. Nous n'avions pas suivi la règle du jeu, nous avions mélangé ce qui devait rester séparé.

Le racisme en filigrane que nous découvrions n'était pas raisonné et affirmé. Certes ses manifestations étaient concrètes, mais les justifications données étaient souvent ambiguës et contournées. À force de non-dits, d'allusions, de confidences susurrées ou de propos excédés apparaissait cependant un corpus fantasmatique clair : les populations d'origine africaine et maghrébine avaient une prédisposition génétique et culturelle à la violence, à la délinquance, à la saleté, à l'ignorance et à la pauvreté.

Cette déraison imprégnait à des degrés divers l'imaginaire collectif et s'alimentait de l'évocation régulière des « cités » et des « quartiers » par les médias. Le racisme se fonde sur une causalité circulaire vicieuse puisqu'il exprime que la nature des gens est la cause de leur condition et que leur condition est la preuve de leur nature. Ainsi, le taux de chômage et la criminalité bien plus élevée des cités sont, pour le raciste, tout à la fois la conséquence des caractéristiques intrinsèques des populations arabes et africaines et la preuve que ces caractéristiques sont les leurs.

À partir d'une réalité régressive d'abandon et d'insécurité, montrée à l'extérieur dans ses aspects les plus sensationnels et provocants, s'élabore une mythologie généralisatrice et réductrice qui fait de tout jeune d'origine immigrée un délinquant en puissance qui ne devra pas interférer avec les bonnes gens ordinaires : au mieux jouera-t-il au basket dans son coin, au pire il ira rejoindre ces congénères en prison. Les inquiétantes incursions des « bandes de jeunes » dans le monde civilisé de nos villes et de nos villages doivent être surveillées et réprimées.

Ce nauséeux imaginaire collectif n'est pas neutre. Puisque chacun agit en fonction de sa représentation du monde, la somme des comportements et décisions faussés par cette vision altérée contribue à ce que la réalité finisse par ressembler à cette perception déformée. Traiter quelqu'un comme un fou jusqu'à ce qu'il le devienne... Ainsi, la réprobation ambiante qui marque une jeunesse, dont l'origine se voit à la couleur de sa peau, ne peut qu'aggraver ses souffrances et accroître ses désordres.

Cette proscription ne se corrige pas par un traitement différencié catégoriel démissionnaire et forcément hypocrite. Non, bien au contraire, les premières victimes des mafias urbaines et du retrait de la loi sont les plus faibles et par conséquent les jeunes des cités eux-mêmes. Il s'agit de garantir l'égalité des droits et des devoirs indépendamment de toutes autres considérations. Et cette égalité s'affronte au racisme, car elle participe au déverrouillage des ghettos, car elle fait de ces autres rejetés des semblables.

Le préjugé hostile a plusieurs caractéristiques : une fois établi il n'évolue plus et la variation de ses expressions le ramène toujours à son postulat initial ; ce préjugé dépouille celui qui l'exprime et celui qui en est l'objet de son humanité ; ce préjugé ne vient pas par hasard, sa haine contenue exprime la frustration ou l'échec de celui qui le forme, il est donc consubstantiel de son identité et par conséquent sa mise en cause et son abandon sont des processus individuels et collectifs douloureux.

Qu'une des principales radios de France, de surcroît destinée à la jeunesse, se mette à diffuser la musique de ces semi-sauvages, c'était une révolution ! Que cette radio le fasse en présentant le rap comme la musique d'une génération, comme la musique de toute une jeunesse et non pas comme une exotique mélodie des ghettos, c'était une provocation sans précédent ! Que nous diffusions cette musique avec force et fierté, avec les artistes s'exprimant à l'antenne, avec les auditeurs en direct ; que nous diffusion des morceaux en arabe censurés par nos confrères nationaux, que nous fassions entrer cette musique dans une dynamique de succès populaire et de réussite brisant les ségrégations, que la parole soit donnée dans toute la France à ceux qui appelaient des quartiers, comme à tous les autres, c'était une déclaration de guerre.

Nous avions rompu le cordon sanitaire qui protégeait les « Olivier » des « Abdel » et les « Sylvie » des « Nabila ». Ce qui faisait le plus de mal aux racistes ce n'était pas la coexistence, mais la fusion, ce n'était pas l'échec, mais la réussite. Chacun à sa place. Si j'avais dirigé une radio de pauvres s'adressant à des pauvres, une radio communautaire, j'aurais bénéficié d'une subvention et d'un terrain de basket-ball. Tout le monde aurait trouvé ça formidable. Mais nous avons créé la radio la plus écoutée par toute une génération sans discrimination, une radio rentable, avec des annonceurs, qui contribue au succès d'artistes qui multiplient les disques d'or. Une radio qu'écoutent les enfants des élites d'origine européenne. Un vrai haut-le-coeur. C'était trop !

Notre coup de tonnerre culturel changeait la donne et révélait la France réelle à la France imaginaire. Pour paraphraser le duc de Liancourt répondant à Louis XVI le 14 juillet 1789 : "Mais, c'est une révolte ?" ; "Non Sire, c'est une génération !"

Le débat- Comment s'est traduite cette opposition ?

P. B - Par la calomnie, les préjugés, la censure administrative et la quarantaine publicitaire. En fait, une réaction d'une rare violence.

Le débat- Vous avez été étonné de cette adversité ?

Elle est fonction du rôle que nous avons été amenés à jouer. « Skyrock » arrive dans une société qui ne dispose pas de médias susceptibles de témoigner de sa diversité. Et, d'ailleurs, on ne peut blâmer les grands médias, comme les chaînes de télévision, de ne pas être représentatifs de cette diversité : leur coeur de cible est un public de plus de 50 ans, qui, majoritairement, ne vit pas dans un contexte de diversité ethnique. Mais si vous vous adressez à un public de moins de 25 ans, un tiers est d'origine extra-européenne. « Skyrock » n'est pas une radio communautaire, c'est un média de masse. Nous faisons donc irruption, avec cette musique et cette culture qui s'est forgée dans la mixité multiethnique forcée des cités. La jeunesse issue de cette mixité s'empare du rap. « Skyrock » a mis au grand jour cette mixité et cette musique. La nouvelle société française se forge à sa périphérie, la mixité est en voie de devenir non plus forcée, mais banale. Pensant anticiper la musique, nous avons anticipé une métamorphose de notre société. Et pourtant, nous n'avons fait que passer la musique et donner la parole à des gens qui n'y avaient pas accès : notre anticipation n'est donc que le reflet de notre retard. Nous nous sommes simplement « mis à l'heure » de la société française.

Le débat- Comment caractériseriez-vous cette nouvelle génération que vous avez touchée ?

P. B - La jeune génération des années 60 était celle du « baby-boom », sa caractéristique première était sa quantité, elle allait, par sa masse et sa vitalité, déborder et transformer les sociétés occidentales. Tel un lapin avalé par un boa dont on voit la forme du corps transiter dans le serpent au fur et à mesure de la digestion, les générations du baby-boom altérèrent jusqu'à la rupture le corps social sur leur passage : les maternités, les écoles, les universités, les retraites ... La force de son nombre leur procurèrent une telle expérience collective qu'elle s'arrogèrent le monopole définitif de la jeunesse et firent de leur culture, de leurs valeurs et de leur parcours intellectuel, la référence commune et ultime. Quelle homogénéité ethnique cependant : combien de Français d'origine maghrébine ou africaine dans ces foules étudiantes qui lançaient leur casque en l'air en ces années 1968-1971 en hommage à Hô Chi Minh ?

La caractéristique première de la nouvelle génération d'aujourd'hui n'est pas la quantité, mais la diversité. La génération actuelle est celle du métissage. Les mouvements migratoires des décennies passées et ceux en cours font que la clef de compréhension de la nouvelle génération passe par la reconnaissance de cette diversité.

Nous vivons une métamorphose démographique. Dans les années 60, la France connut une forte immigration du travail, généralement des hommes jeunes principalement du Maghreb. Cette immigration fut interrompue en 1975, compte tenu de la crise économique d'alors qui ne la justifiait plus. S'y substitua une politique de regroupement familial qui la transforma en immigration de peuplement. De cette initiative naîtra, vingt ans plus tard, une nouvelle génération d'une grande diversité ethnique.

S'il l'on assortissait la traditionnelle pyramide des âges d'un coefficient de diversité ethnique, l'on s'apercevrait que plus l'on monte en âge, plus la société est mono culturelle et mono ethnique, à l'inverse les plus jeunes sont au coeur de cette mutation démographique. La comparaison visuelle entre une réunion du Conseil Constitutionnel et une classe de maternelle urbaine montre bien cette rupture.

Cela signifie une schizophrénie démographique : une France blanche des plus de trente ans et une France multicolore des moins de trente. La première France a ignoré la seconde et ne l'entrevoit que par les comptes-rendus télévisés de ses manifestations les plus violentes. La difficulté habituelle de communication entre générations se trouve ainsi accentuée et la dialyse sociale, qui ne fait accéder aux niveaux supérieurs que ceux qui ressemblent à ceux qui y sont déjà, renforce encore cette rupture.

Les sociétés occidentales seront autant bouleversées par la diversité générationnelle qu'elles l'ont été jadis par la quantité générationnelle. Cela signifie malheureusement et comme toujours un affrontement entre la France qui arrive et celle qui s'en va.

Cette onde de choc non mesurée a été niée et travestie. Les médias jouaient le rôle d'un logiciel de correction photographique en direct. La réalité montrée par les médias était filtrée par un « Photoshop » puissant qui en éliminait la pluralité ethnique montante où la cantonnait à des stéréotypes et des séquences clichées. Ce que nous avions le mieux intégré, c'était la discrimination elle-même : on ne s'en rendait plus compte tant que l'on n'y était pas directement confronté. Ce qui était désormais notre cas.

Il y eut un malentendu révélateur. Lorsque « Skyrock » rassembla et exprima sur les ondes en musique et en paroles la nouvelle génération dans l'exacte proportion de sa diversité, sans tri, ni sélection, on nous « reprocha » d'être une radio de la jeunesse afro-maghrébine identifiée à la difficulté des cités et des quartiers. Tant mieux, répondait-on - ne relevant même plus qu'il y eut des auditeurs bienvenus et d'autres pas - tant mieux nous sommes la radio de tous, qu'ils soient plus nombreux encore !

Mais quelle tristesse ! De bonne foi certains ne voyaient dans une composante majeure de la jeune génération française qu'une minorité étrangère déclassée et dangereuse, zonant en taudis périphériques et ne méritant certainement pas qu'on s'y intéresse.

Nous étions donc au coeur même de cette prise de conscience de la transition démographique en cours et du renouveau qu'elle impliquait. Nous fûmes et sommes encore un instrument des aspects positifs de cette mutation.

Il a fallu convaincre, démontrer, expliquer, nous nous y sommes employés. Le racisme n'est pas rentable ! Oui la nouvelle génération multicolore est notre avenir. Elle mérite mieux qu'un strapontin de complaisance. Vous n'entendez parler que de la racaille à la télévision ? Voilà les futures forces vives de la nation, voilà les ingénieurs, les artistes, les créateurs, les techniciens, les architectes, les politiques, les soldats, les policiers, les paysans, les commerçants, les médecins, les avocats, les fonctionnaires, les profs, les entrepreneurs, voilà le PNB de demain et notre prochaine identité.

L'argumentaire commercial et le discours sociologique convergeaient et notre message est passé. Finalement presque partout et finalement plus vite que l'on n'aurait pu le croire. Mais nous n'en sommes pas là alors. En cette fin de vingtième siècle, Skyrock se portait mal.

Le débat- Vous avez finalement survécu à cette crise. Comment en êtes-vous sortis ?

P. B. - L'administration se préparait à la curée, nos concurrents se déchaînaient contre le rap et notre libre antenne, la radio entrait en perte.... Tandis que l'audience augmentait. En 1998, les deux buts de Zinedine Zidane qui donnèrent à la France la Coupe du Monde de football, mirent la France multicolore à la mode, nous bénéficiâmes soudain d'un aura de sympathie qui reconnut notre succès, les affaires reprirent. Il nous fut donné de nous maintenir. Les commentateurs voyant décidément l'audience s'accroître l'expliquèrent par un exotique et passager effet de mode. Cette année-là, malgré tout, nous passions la barre des trois millions d'auditeurs chaque jour.

Nous avons le cuir épais. Il avait fallu subir le brouillage, monter sur les toits, échapper aux saisies, supporter l'interdiction de la publicité, survivre aux passe-droits et aux prébendes accordées plus malins que nous, respirer encore alors qu'on nous laissait pour mort avec moitié moins de fréquences, faire la grève de la faim pour ne pas perdre une ville, émettre quand même lors d'une suspension d'autorisation, supporter les insultes, les menaces, le harcèlement et les coups fourrés d'une administration sans parole ni vergogne.

Mais il nous manquait un élément. Celui qui vint nous l'apporter s'appelle Malek Boutih, en 2001, il était alors président de SOS-Racisme et nous apporta le soutien de son association à l'occasion d'une inique mise en demeure administrative. Il s'engagea à nos côtés publiquement pour nous défendre.

Ce que nous vivions il l'exprima en un mot clair : discrimination. Comme la nouvelle génération, comme la jeune France issue de l'immigration, nous faisons l'objet d'un traitement négatif spécifique. Il nous expliqua le caractère particulier de cette discrimination, une sorte d'hostilité diffuse et multiforme qui reste dans l'ombre, mais étouffe, noie et frappe avec empressement dès que l'occasion se présente ou peut-être suscitée.

Pour quelqu'un d'extérieur à ces pratiques, un tel discours peut paraître exagéré, paranoïaque, voire d'une mauvaise foi intéressée. Il faut l'avoir vécu pour le comprendre.

Cependant malgré cette boue, cette haine et ces chausse-trappes répétées, Skyrock est non seulement un fabuleux succès d'audience, mais un acteur extraordinairement utile de la société française. Skyrock joue un rôle majeur de lien social. Nous sommes certainement, et comme l'affirme des sociologues, un constructeur de socialisation et d'intégration pour la nouvelle génération.

Le débat- Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de démagogie pro-adolescente ?

P. B - L'émission de Difool et le premier forum d'expression de toute une génération, son propos positif est entendu par plus d'un million chaque soir. Notre refus par principe l'incitation à la violence ou à la haine contre quiconque trace un cap où se reconnaît une multitude.

La rudesse pour certains de la forme s'accompagne d'une modération sur le fond. La liberté de ton marque un territoire dont s'excluent les adultes amnésiques à leurs propres excès symboliques adolescents, restent entre eux les auditeurs et leurs échanges au sein desquels les propos de Difool expriment les valeurs positives de l'attention et du respect d'autrui. Nous détestons et rejetons la discrimination sous toutes ses formes. Nous ne faisons pas de mal aux auditeurs.

Skyrock est une radio horizontale qui parle le langage de ceux qui l'écoutent. Écoutez la radio libre de Difool et vous entendrez la parole exacte et sans manipulation de la nouvelle génération. Skyrock est une radio sans condescendance, sans filtres sociaux. Notre centre de gravité est la culture de rue, le quotidien, le réel.

Skyrock est la caisse de résonance des conversations de groupes adolescents. La radio est le forum, à l'antenne et en ligne, des échanges, des questions, des expériences de la nouvelle génération. C'est un lieu hertzien et électronique de partage. C'est un espace libéré des préjugés et des tutelles du monde adulte. La radio leur appartient. C'est un univers d'expression personnelle et culturelle entre égaux.

La minoration de la nouvelle génération, la discrimination qu'elle subit trouve ici un antidote puissant ! Alors que la forteresse de la société française aux ponts-levis fermés s'isole et ignore sa propre jeunesse, Skyrock fonde un lien collectif qui relie chacun aux autres au travers d'une expression générationnelle reconnue et centrale.

Nous considérons les auditeurs adolescents comme équivalents des adultes. Il n'y a pas pour nous de citoyens de seconde zone que l'on priverait de ce fait d'un discours de responsabilité. Cela signifie que nous promouvons l'autonomie, l'information pour un choix éclairé, le libre arbitre raisonné.

A l'antenne, chaque auditeur est une personne à part entière, une personne intégrale, complète et traitée comme telle. Cette attitude de respect individuel s'étend ensuite aux valeurs collectives de respect d'autrui et d'un vivre ensemble républicain.

Après sept ans de libre antenne, soit près de 8 000 heures de direct avec les auditeurs abordant tous les sujets : maltraitance, drogues, viols, racket, violences scolaires et urbaines, drames familiaux, fugues, Intifada, 11 septembre 2001, racisme, sida, antisémitisme, sexisme, misère sexuelle, homophobie, sentiment antiflic, anti-français, Le Pen au second tour, guerre en Irak, affaire du voile, grèves lycéennes, émeutes urbaines, etc. Que l'administration n'en retienne que quelques propos jugée par elle scabreux est pathétique. Mais elle est désormais bien isolée dans cette dénaturation. Dans toute la société, des personnalités, des élus, des artistes, des associations, des syndicats se sont manifestés pour Skyrock.

Lorsque le syndicat Alliance, le principal syndicat des policiers en tenue, prend position pour Skyrock parce que sur notre antenne se renoue à notre manière le dialogue entre les jeunes et la police et en appelle au CSA pour nous donner des fréquences, c'est toute la société française qui bouge.

Lorsque « cent élus qui n'ont pas peur des jeunes » signent une pétition en demandant au CSA une fréquence pour Skyrock dans leur ville, leur département ou leur région, ce sont des dizaines de préjugés meutrissants qui tombent.

Quand les premiers annonceurs et les agences média prirent le risque de dépasser les réticences issues du passé et investirent en force sur la radio emblématique de la nouvelle génération multiethnique, c'est tout un monde économique qui entrait volontairement dans la modernité.

Tandis que d'un côté la strangulation lente de l'interdiction d'émettre dans une centaine de villes était maintenue, nous mobilisions les parlementaires pour que soit enfin réformé le plan de fréquences de la FM. Nous lancions l'initiative Radio pour tous qui a abouti au vote par les assemblées d'une modernisation de l'organisation des fréquences radio sur le territoire pour permettre au plus grand nombre d'écouter le plus de programmes sans pour autant sacrifier une seule radio. L'écoute attentive des élus et l'inscription dans la loi de la réforme sont des signes forts. La chape de plomb des préjugés et des intérêts croisés qui bâillonne la jeunesse et son expression sur les ondes se fissure et va céder.

Partout, y compris dans notre administration la plus proche, des personnes se sont reconnues dans notre démarche. Qu'elles apprécient ou non le rap ou la parole crue que l'on peut entendre à l'antenne n'est pas la question, l'important et qu'elles ont compris le sens et la vertu de notre radio et la défendent. Ces Voltairiens, comme je les appelle, sont des alliés disséminés qui nous aident chacun à leur mesure.

Skyrock est une radio musicale. Le succès populaire grâce à Skyrock de toute une nouvelle vague d'artistes musicaux issus des cultures de l'immigration a fait la démonstration que le talent, le travail, le succès, la fortune et la renommée leurs appartenait autant qu'aux générations précédentes. Skyrock est le premier diffuseur de nouveautés francophones.

Alors que les concerts de rap sentaient le souffre et étaient souvent interdits, Skyrock a rempli le Stade de France en 2002 avec plus de 40 000 spectateurs pour le plus grand concert rap de tous les temps. Laurent, tu avais gagné ton pari.

Les derniers résultats disponibles d'audience de la radio couvrant la période septembre-octobre 2005 placent Skyrock, avec quatre millions d'auditeurs chaque jour, première radio de France des treize-vingt-quatre ans (pour la vingt-et-unième fois consécutive) ; première radio musicale urbaine (Paris et villes de plus de cent mille habitants) ; deuxième radio de France des moins de soixante ans ; première radio musicale à Paris et en Île-de-France (pour la vingt-cinquième fois) ; première tranche matinale des treize-vingt-quatre ans (merci Difool) ; première radio de France de dix-huit heures à minuit (merci TiDav, Fred et Difool).

L'esprit de liberté qui nous anime depuis les origines s'exprime par ces partis pris forts: le rap que nous avons pensé être destiné à devenir la culture musicale de référence de la nouvelle génération et qui l'est devenu ; la montée en puissance de la nouvelle génération multiculturelle qui de discriminée allait devenir le courant central de la société, ce qui est en cours.

Aujourd'hui le rap est le genre musical favori de la nouvelle génération en France et Skyrock est depuis dix ans déjà le moteur média de cette révolution musicale qui a entraîné dans son sillage le renouveau du r'n'b a traversé le raï, le reggae, le ragga... C'est une nouvelle culture générationnelle qui a explosé en quelques années. Skyrock, première radio de la nouvelle génération, est écoutée par 4 millions d'auditeurs chaque jour. Cette vague hip hop gagne le monde. Le rap est devenu le premier genre musical de la nouvelle génération aux États-Unis... Et pour en revenir à la démographie, le monde n'a jamais été aussi jeune. Trois milliards d'êtres humains ont moins de 24 ans, selon l'ONU, dont plus de 90 % sont extra-occidentaux. Et le rap est la musique de cette nouvelle génération mondiale dominante. Le hip hop est la nouvelle culture mondiale de la jeunesse.

La Radiocommunauté


Le débat- Passons au dernier développement de votre entreprise, l'Internet, qui, avec le « rap », en est le deuxième pilier. Comment avez-vous l'idée d'investir sur le vecteur des « blogs » ?

P. B. - La relation aux autres, leurs réactions a toujours été centrale. Les appels téléphoniques d'auditeurs reçus dans la loge, lors de cette émission de « Radio Mongol » en 1979, ont participé au feu intérieur qui m'anime. Plus tard, sur « Radio Paris 80 », j'avais connu ce qu'on appelait alors « le Réseau » : en appelant l'horloge parlante, dans les intervalles entre les interventions de la voix préenregistrée qui donnait l'heure, on entendait des voix inconnues de personnes appelant simultanément et qui, au lieu d'écouter l'automate et de raccrocher, se mettaient à parler : une conversation fantomatique et hachée pouvait alors s'établir. Par une facétie du système, on entrait en correspondance avec des anonymes en quête. Nous fîmes, je m'en souviens, une lecture à l'antenne, de « Navire Night » de Marguerite Duras, une histoire émouvante sur le thème de ces rencontres intimes avec des voix sans identité, ni visage.

Dès 1983, avec « La Voix du Lézard », j'ai cherché à développer des systèmes d'échanges téléphoniques autour de la station. Nous avions à la radio une émission de petites annonces sexy, animée par Géraldine. Je pensais donner un numéro de téléphone à l'antenne aboutissant sur un répondeur téléphonique sur lequel seraient enregistrées des petites annonces supplémentaires et payantes cette fois-ci. Bien sûr, le numéro était toujours occupé. Pour développer le système, il fallait rajouter des répondeurs avec une ligne supplémentaire à chaque fois - par conséquent, un numéro de plus à donner à l'antenne - ce qui était vite impraticable.

À cette époque la D.G.T. avait imaginé un appareil qui répondait exactement à mon problème : l'« Audiphone », un central de diffusion de messages qui permettait d'abouter plusieurs lignes de téléphone à un appareil multicassettes joignable par un seul numéro. Grâce à cette innovation, je lançais le « Sexophone » et démarrais une activité de ventes de petites annonces de rencontre par répondeur. Ces ressources furent précieuses en ces temps d'interdiction de la publicité à la radio.

Contact fut pris également avec le cabinet du Ministre des P.T.T (Postes, Télégraphe, Téléphone), Louis Mexandeau, pour obtenir un système de surtaxe des appels, rémunérant ainsi les éditeurs de services par téléphone. L'administration qui connaissait ce dossier et que d'autres que nous sollicitaient également, ne croyait pas que ces services généreraient un trafic suffisant pour justifier leur mise en place. Afin de les convaincre, je demandais à Géraldine, notre animatrice, de donner à l'antenne une annonce particulièrement attractive accompagnée du numéro de téléphone de la radio. L'afflux instantané d'appels eut pour conséquence -mon objectif- de faire sauter à deux reprises le central téléphonique de Neuilly où se trouvait notre studio, installé dans une salle de cinéma désaffectée. Les centraux d'alors étaient analogiques et incapables de gérer des pics d'appels. Était ainsi démontré le trafic potentiel des services téléphoniques... En 1984, la D.G.T. lança une expérimentation de kiosque téléphonique et nous obtînmes alors le premier numéro surtaxé de petites annonces. Ces services préfigureront ce qui deviendra plus tard l' « Audiotel ».

Lorsque, début 1984, le kiosque « Minitel » fut ouvert aux éditeurs de services Le « Minitel », expérimenté depuis 1981, était un terminal électronique distribué gratuitement par les P.T.T. Muni d'un écran et d'un clavier, branché sur la ligne téléphonique, il était destiné à remplacer l'annuaire téléphonique papier par la consultation en ligne. Le « Minitel » anticipait l'Internet, il eut l'avantage d'être une initiative publique d'investissement à long terme qui donna à la France une longueur d'avance. Cependant, sa logique fermée sous contrôle centralisé le marginalisera jusqu'à l'extinction. Dès l'ouverture du kiosque « Minitel », nous lancions le « 36-15 GERALDINE », nous lançâmes une messagerie directe anonyme géante associée à la radio, puis toutes sortes de services de rencontres. La manne financière provenant des centaines de milliers d'heures de discussion devant le petit écran noir et blanc contribua au développement de « Skyrock ».

Le « Minitel » a été une extraordinaire école de l'interactivité en ligne. Nous y avons acquis un savoir-faire qui se révélera décisif au moment du développement de l'Internet. Alors que le « Minitel » poursuivait son ascension, je découvris vers la fin des années 80 un service américain grand public en ligne à destination des micro-ordinateurs : « The Source ». C'était comme le « Minitel », mais pour l'univers « PC ». L'ordinateur personnel, équipé d'un modem, se connectait à un serveur et à d'autres « PC » par la simple ligne de téléphone ! Cela me mit en réflexion et en recherche sur le sujet. J'étais extraordinairement excité par cette idée. Je découvris dans la foulée « Compuserve » et « Prodigy », deux autres services en ligne pour PC. Mais celui qui me marqua le plus était « America Online » que je découvrais en 1992. « AOL », animé par Steve Case, était un chef-d'oeuvre.

Je décidais de créer « America Online » en France que je baptisais « France en ligne ». Mon raisonnement d'alors était le suivant : un tel service qui incorporait des ressources propres au secteur des télécommunications - le client s'abonnait à un service à distance par téléphone et achetait donc de l'accès et du temps de connexion - deviendrait finalement un prolongement du métier d'opérateur de télécom. Pour prendre durablement la première place et établir un succès populaire, le mieux était de s'associer à « France Télécom » qui avait succédé à la « D.G.T. » pour la gestion du téléphone, à l'époque monopole d'État. La puissance de l'opérateur public associée à notre savoir-faire éditorial constituait une équation gagnante. Je rencontrai Gérard Eymery qui dirigeait la filiale multimédia de « France Télécom » et nos visions se rejoignirent : nos entreprises s'associaient et « France en ligne » devenait le service en ligne de « France Télécom », nous étions en 1993.

Le débat- Quand avez-vous découvert Internet ?

P. B. - Depuis 1992, j'explorais avec beaucoup de difficultés un autre univers étrange, auquel j'accédais par la suite avec mon ordinateur « Apple » grâce au serveur « CalvaCom » : Internet. L'Internet était un réseau ouvert d'ordinateurs communicants entre eux par un protocole commun libre de droit, « TCP/IP » ; on pouvait également s'y connecter par le réseau téléphonique traditionnel. L'Internet d'alors offrait à l'utilisateur expérimenté des services rudimentaires d'échange de courriers, de messages et de fichiers. En comparaison ergonomique, les services fermés à la « AOL » offraient une facilité d'usage sans rivale.

La révolution vint d'une part de la création du « World Wide Web » par Tim Berners-Lee : un système de documents en ligne se reliant en réseau par des liens intelligents et volontaires (des mots cliquables par exemple) menant ainsi le consultant d'un texte à un autre, pour former de cette manière une toile infinie ... Et d'autre part, du logiciel qui allait permettre la consultation facile de ces documents liés : « Mosaic », navigateur codéveloppé par Marc Andreessen qui engendrerait « Netscape ».

Un service comme « AOL » est appelé « propriétaire », c'est-à-dire que son opérateur en détient le code informatique et contrôle l'environnement graphique et les fonctionnalités mises à disposition de l'utilisateur : l'interface. Je pensais alors que la maîtrise de cette interface était stratégique et ne pouvait être partagée, encore moins fournie par un concurrent. Lorsqu'on utilise un service en ligne, une part est substituable à volonté : l'accès au réseau ainsi que la bande passante ; en revanche, une part va sans cesse accroître sa valeur par notre propre usage : le logiciel. Qui veut réapprendre à conduire ? Qui veut que tous ses documents archivés soient soudain illisibles ? Qui passe d' « Apple » au « PC » et réciproquement ? Qui veut soudain multiplier ses difficultés d'échange avec les autres parce qu'il décidera d'utiliser un logiciel marginal ? Celui qui contrôle l'interface utilisateur contrôle la relation client, celui qui contrôle la relation client contrôle la valeur.

Cette conviction était par ailleurs portée par un raisonnement plus large : dans un monde numérique la valeur migrait de l'exploitation du réseau - métier traditionnel de l'opérateur de télécom- vers les logiciels de traitement de l'information échangée. En effet, l'accès au réseau, la bande passante, seulement différenciés par leur prix, finiraient en hémorragie de marge. En revanche, compte tenu de l'informatisation des télécommunications, les logiciels de traitement de l'information (navigation, recherche, prioritarisation, cryptage, sécurisation, traduction, mise à jour, validation, certification, adressage, personnalisation, etc.) allaient croître en valeur puisque de moins en moins interchangeables au fur et à mesure de leur usage et de la constitution d'une masse critique d'utilisateurs.

À mon sens, la valeur se transférant de la bande passante au code, les opérateurs de télécoms devaient devenir des éditeurs de logiciels. Sauf à accepter de devenir des fournisseurs de télécommunications pour le compte de la première industrie de l'information : ces mêmes éditeurs de logiciels. Car, dans un mouvement inverse, compte tenu de l'apport de valeur que constitue la connexion pour un « PC » (c'est la différence de valeur entre un téléphone branché sur le réseau et un téléphone sans prise), les éditeurs de logiciels, allaient se projeter sur le réseau en intégrant des fonctions de télécommunications et par conséquent, les concurrents de « France Télécom » étaient « Microsoft » et « Netscape ».

« France en ligne » devait être une interface propriétaire d'accès à son propre univers de services et s'ouvrir sur le « Web » mais par ses outils. « France Télécom » ne partageait pas cette analyse et renonça à « France en ligne ». L'opérateur, séduit par « Netscape » et l'envolée d'Internet, abandonna en 1995 l'idée de développer son propre logiciel d'interface. De surcroît, l'Internet devenait soudain important et de, certes précurseur, nous devenions à leurs yeux un trop petit joueur. Il fallait laisser faire désormais les grandes personnes.

« Microsoft », auteur du principal logiciel de navigation sur le réseau « Internet Explorer » lançait, dès 1995, « The Microsoft Network » (« MSN ») aujourd'hui dominant. Trois ans plus tard « AOL » rachetait « Netscape ». « France Télécom », quant à elle, découvre depuis, chaque jour un peu plus depuis dix ans, son nouveau statut de fournisseur de télécommunications.

Je continuais à développer des guides en ligne pour « France Télécom », mais notre aventure industrielle s'arrêtait là. J'avais énormément appris sur les télécommunications et fait, néophyte du réseau, toutes sortes d'erreurs instructives. Lorsque surgit un continent mental de la taille de l'Internet, les fourvoiements et les bourdes initiales sont légions et inévitables. Il faut les commettre le plus tôt et le plus brièvement possible et puis passer à la suite.

C'est donc une radio extraordinairement impliquée dans l'interactivité qui va s'engager dans l'Internet. Pour cela, une équipe, sous la direction de Frank Cheneau, qui rassemble aujourd'hui une cinquantaine de personnes et qui marie des cursus de vétérans du « Minitel » et de la téléphonie à des développeurs issus de l'univers du logiciel libre à la « Linux ».

Au fur et à mesure du temps, par essais et erreurs, par un apprentissage à marche forcée, par intuitions aussi et par un travail collectif sans compter, nous avons développé une plate-forme globale qui est aujourd'hui, en France, la première plateforme interactive de la nouvelle génération.

Sur le seul mois de novembre dernier, nos sites ont réalisé 2,118 milliards de pages vues, 89 millions de visites et totalisé 15,8 millions de visiteurs uniques. Plus d'un million et demi de personnes viennent chaque jour sur nos sites et y passent en moyenne au total 21 minutes par mois. Notre famille de sites est en tête du classement de sites « CybereStat » de Médiamétrie devant les « Pages Jaunes » et en tête des sites de médias du Panel Nielsen-Médiamétrie devant « TF1 ». Enfin, le groupe « skyrock.com » est devant « Google » en France sur les 13-24 ans. Cette expérience en ligne se prolonge en téléphonie mobile avec plus d'un demi-million de « SMS » générés par nos services chaque mois et cent mille utilisateurs mensuels sur nos sites pour mobiles.

Cette exceptionnelle audience nous la devons pour beaucoup à la compréhension, acquise par l'expérience, du potentiel du réseau et de son usage par la nouvelle génération. La nouvelle génération à laquelle nous nous adressons est la première génération de la révolution Internet et de la révolution de la téléphonie mobile. Quatre-vingts pour cent de nos auditeurs ont accès à Internet et quatre-vingt-dix pour cent ont un téléphone mobile.

Alors que nous arrivons dans le monde numérique avec notre passé vécu dans le monde analogique, la nouvelle génération y grandit. Pour reprendre la métaphore de Marc Prensky, nous serons toujours des émigrés de l'analogique dans un monde numérique alors qu'eux en sont les natifs. Ce sont donc les pratiques de cette nouvelle génération numérique qui sont le meilleur indicateur de ce que la société tout entière va devenir.

Le débat- Quel est pour vous le changement essentiel ?

P. B - La radio traditionnelle est un point d'émission agrégeant un nuage d'anonymes appelés collectivement audience. Cette population abstraite est définie par sa fonction passive d'écoute. Dénombrée par extrapolation de sondages réguliers, ses comportements sont ainsi supposés tandis que sont statistiquement cernés quelques critères socio-économiques pour tenter de la définir. Le métier de la radio fonctionne ainsi depuis trois quarts de siècle.

Ce modèle est celui des médias de masse électroniques du XXe siècle, c'est le modèle de la diffusion. Nous pensons qu'Internet révolutionne cet âge de la diffusion. Car l'Internet n'est pas seulement un nouveau moyen de diffuser des informations comme l'imprimerie n'est pas seulement un moyen supplémentaire de recopier la Bible.

La puissance d'Internet réside dans le réseau social d'échange électronique qu'il permet : en un mot, la force d'Internet c'est la conversation. Le XXe siècle a été l'âge de la diffusion, le XXIe est l'âge de la conversation.

La radio dans cette dynamique devient l'agrégateur d'une audience qui d'un nuage de points anonymes se mue en un réseau social en conversation permanente avec lui-même et avec la radio. Le modèle vertical de l'émetteur unique rayonnant à destination de récepteurs multiples et muets évolue en un modèle horizontal d'un maillage d'émetteurs-récepteurs qui se superpose au modèle initial. Notre radio n'est plus une radio traditionnelle, elle est devenue une radiocommunauté. Nous formons avec la communauté électronique web et mobile un tout indissociable. L'Internet n'est pas un moyen de diffusion, c'est une part organique de la radio.

La radiocommunauté se construit d'abord et à partir et autour du programme radio qui en est le fédérateur, ce processus ressemble à la manière dont la nacre s'enrobe autour d'un noyau pour constituer progressivement une perle. La rétroaction de cette radiocommunauté est aujourd'hui aussi importante pour nous que l'électricité. Pourra-t-on demain être une radio sans être une radiocommunauté ? J'en doute. Nous avons été métamorphosés, « net »-amorphosés. Nous ne sommes plus une radio qui a des auditeurs, mais des auditeurs qui ont une radio. C'est peut-être la meilleure chose qui pouvait nous arriver.

La plateforme ne cesse de permettre des échanges, des rencontres, des dialogues. C'est une communauté générationnelle réunie par un média et interconnectée par une interface logicielle culturelle. Et ce qui est incroyable, c'est que pour l'actuelle génération c'est normal. C'est plutôt notre modèle traditionnel centralisateur, impérial et autiste qui fait peur et deviendra peu à peu incompréhensible.

Le débat- Quand exactement avez-vous développé les « skyblogs » ?

P. B. - C'est cette réflexion sur la nature conversationnelle du réseau et son appropriation par la nouvelle génération qui porte nos développements. Et c'est dans cet esprit que je me suis intéressé aux blogs courant 2000. Un blog est un site web d'expression personnelle sur lequel on publie des articles de manière souvent rétro-chronologique : le dernier article publié est le premier visible. Les articles orientent par des liens vers d'autres sites et sont ouverts aux commentaires des internautes. Un blog est un carrefour conversationnel, un mini-réseau relationnel dont l'auteur est le point focal, un « ego-système » ai-je pu lire. Les premiers blogs que je parcourais me passionnaient par leur qualité intellectuelle, les personnalités qu'ils permettaient de découvrir et les trésors d'intelligence vers lesquels ils pointaient. Bref, les idées conduisaient à des amis et ces amis à des idées. J'ai pensé transposer cet outil sophistiqué d'adulte averti en une plateforme communautaire gratuite de libre expression et de réticulation pour la nouvelle génération. L'idée était de concevoir un logiciel qui permette de publier aussi facilement qu'on envoie un courrier électronique, performance qu'ont accomplie nos développeurs. Après deux ans de maturation, nous ouvrions « skyblog.com » fin 2002.

Aujourd'hui (décembre 2005), « skyblog.com » compte plus de 3,5 millions de skyblogs actifs (mis à jour ou consultés régulièrement) ; de 10 à 20 000 nouveaux skyblogs s'ouvrent chaque jour et de 500 000 à 1 000 000 d'articles sont publiés quotidiennement. Il y a en France moins de dix millions de 13-24 ans, plus d'un sur trois a un skyblog aujourd'hui. Les « skyblogs » représentent ¾ des blogs français et environ 10 % des blogs mondiaux. Il s'agit de la première plate-forme européenne de blogs.

Cette nouvelle génération est la première qui s'affranchit dans ses échanges de la tutelle et de l'intermédiation des adultes. C'est la première fois qu'une génération a accès à elle-même et à sa propre parole sans filtre et avec le même pouvoir que ses aînés, voir plus, car ces aînés-là ne maîtrisent pas toujours l'outil.

Le blog est le moyen de publication le plus facile et le moins cher qui n'ait jamais existé et que se combine au meilleur réseau de distribution d'informations qui n'ait jamais existé : l'Internet. La barrière d'entrée au média est abolie. Les blogs sont comme ces manifestants debout en 1989 sur le mur de Berlin. C'est pour la nouvelle génération un extraordinaire accélérateur et amplificateur de sa culture métissée, hip-hop et mondiale. La conversation électronique entre égaux devient le premier vecteur d'informations indépendantes, d'échanges transparents, désintéressés et coopératifs. La parole de personne à personne pèse plus que tout autre.

Pour l'auditeur, l'internaute, la radiocommunauté est un lien social puissant. Il n'est plus seul : le partage et la solidarité réconfortent. Quatre-vingts pour cent du trafic sur nos sites résultent de la consultation de contenus créés par des skynautes ou d'échanges entre eux. La rupture avec le monde adulte, la revendication d'autonomie et les choix culturels sont enrichis et validés par d'innombrables semblables. La force de frappe média du monde adulte n'est pas capable de rivaliser. La nouvelle génération est en situation de contrôle de son expression. Elle se connecte à quelque chose de vivant : elle-même.

C'est pourquoi skyrock.com évolue en un « portail communicationnel ». Au lieu du portail en ligne traditionnel des années 90 qui fédérait les contenus, nous devenons un tableau de bord d'accès aux autres, rassemblant des outils d'échange Internet et mobile : rencontres, messagerie directe, messagerie instantanée, forums, blogs, etc.... Une logique de productivité relationnelle se met en place : il s'agit de faciliter les relations pertinentes et les échanges, le maillage au sein du réseau social. Nous avons d'ailleurs lancé notre propre messager sur « PC » et mobile : le « SM ». Le portail communicationnel est un carrefour de portails, car chaque blog est une porte d'entrée individuelle sur le réseau.

C'est un « ego-système » et un « égaux-système » à la fois. On assiste de ce fait à une mutation des agrégats sociaux. Jadis, rejoindre à un groupe signifiait s'y inclure par l'acceptation de normes et à d'une hiérarchie. En contre-partie de cet engagement, il était donné accès à l'adhérent aux ressources humaines et matérielles de la collectivité choisie. Ce modèle des associations diverses, des clubs aux partis politiques a perdu beaucoup de son attrait faisant craindre aux sociologues une atomisation de la société en solitudes individuelles. L'Internet apporte cependant un renouveau des liens sociaux car se constituent par son intermédiaire des réseaux de contacts et de solidarités temporaires et multiples, ce que le sociologue Barry Wellman, a appelé l'individualisme en réseau.

La loi de Metcalfe dit que la valeur d'un PC croit d'une puissance « n » lorsqu'il se connecte à un réseau de « n » PC. Nous pensons que l'émancipation de l'individu est également proportionnelle à la taille du réseau auquel il se connecte. Avec Internet, cela change tout.

Le sociologue Gustave Le Bon avait à la fin du XIXe siècle dans son ouvrage « La psychologie des foules » montré comment la foule engloutit l'individu et transforme une somme d'intelligences en une masse suggestible et violente. Aujourd'hui les sociologues parlent, au contraire, de « foules intelligentes ». Car le réseau interactif, au lieu de réduire, augmente et démultiplie le produit des intelligences concertées. Le réseau a toujours plus de chances que vous d'avoir raison. Le mille-pattes de la foule est devenu le mille-têtes du réseau. Le cerveau collectif et désormais allumé, c'est un réseau pensant. Et cette dynamique collaborative devient la force d'une génération entière.

Le débat- Quelles sont vos tâches par rapport à cette communauté qui existe au travers de vous ?

Réussir une communauté électronique, un réseau social, est un métier aussi dur que de réussir une radio, cela nécessite un énorme travail, beaucoup de talents et des compétences diverses. Une parole sans réponse est une parole qui meurt. La récompense, c'est la réponse, la prise en compte, le retour, la mesure. Être un média communautaire signifie sans cesse faire disparaître l'unilatéral, sans cesse boucler avec la communauté : commentaires sur les messages, commentaires sur les commentaires, réponses aux commentaires, classement des commentaires, commentaires sur le classement ... Il faut tout mesurer, tout montrer, chaque connecté doit vivre et participer aux pulsations de l'ensemble à chaque instant. La reconnaissance, le partage, la mise en avant, la valorisation sont fondamentaux. Cette reconnaissance est la monnaie communautaire.

Le nouvel art publicitaire consiste d'ailleurs à transformer son message en monnaie communautaire. Je transmets à mes amis une publicité qui m'a fait rire pour les faire rire à leur tour, ce qui accroît mon crédit social. Et l'intérêt porté au message sera proportionnel au capital relationnel de l'expéditeur. Communiquer aujourd'hui ce n'est plus seulement rentrer par répétition ou séduction dans la tête des gens, c'est désormais aussi leur donner de la monnaie relationnelle.

Une communauté auto-publiante ne se pilote pas comme un média classique s'adressant à une audience passive. Un média traditionnel pratique le « front publishing » c'est-à-dire la mise en avant d'opinions ou de thèmes, un média conversationnel, quant à lui, met en scène la parole d'autrui, ce que nous appelons le « back publishing ». Ce travail consiste en une modération ainsi qu'à une facilitation de l'échange et de l'intégration des publications individuelles. Sur notre site d'entraide scolaire « yazata.com », ce travail invisible est fait par des profs. Sur notre site de santé, « tasanté.com », les forums de soutien par pathologie sont ainsi modérés a priori par des médecins.

Ce travail de mariage du code informatique et du code culturel se soumet de lui-même au regard critique de la communauté qui contribue à la modération, au contrôle des abus et inspire sans cesse de nouvelles innovations.

Le débat- Y compris, justement, dans ce qu'est un texte ou un échange entre personnes.

P. B. - La nouvelle génération a sorti la langue écrite de son formalisme de publication pour la reformuler en un discours sans normes empruntant à la phonétique, à l'argot et à la réduction des messages pour mobiles. L'explosion scripturale de cette oralité conversationnelle, de ce flot textuel sans autre contrainte que celle de se faire comprendre de ses pairs, déconcerte. C'est un français écrit nouveau. De la même manière que nous avons plusieurs niveaux d'oralité en fonction de nos interlocuteurs, voici que s'établit ici une écriture parlée. On remarque d'ailleurs que la plupart maîtrisent une langue écrite correcte et se lâchent simultanément dans une expression triviale sur leur « skyblog ». À tel point, que la langue trouve une créativité nouvelle dans la multiplication des orthographes et des synonymes : les « copains » peuvent être des « cop», « kop », « keup », « kopin » ou bien des « soss », « sauss » soit plus traditionnellement des « potes », « poto », ou encore, provenant de l'arabe, des « sahbi ». Des mots différents expriment une variété de nuances, de la même manière que, dit-on, les Esquimaux disposent de quelques dizaines de mots pour nommer la neige en fonction de son état. Et cette créativité évolue en permanence. Ce dont il faut se préoccuper, ce n'est pas de cette émancipation des règles dans un entre soi électronique, mais plutôt de l'abandon de ceux dont la pauvreté du langage verrouille les destins.

Le débat- Revenons sur ce travail de « backpublishing », phénomène important du point de vue de la compréhension du modèle Internet. Car, en plus de la mise à disposition d'un espace d'expression, vous effectuez un travail de mise en scène.

P. B. - C'est un énorme travail ! « Skyblog » est avant tout un site de publication communautaire : on publie en sachant qu'on sera lu, pour l'essentiel par des gens de sa génération. Pour ce qui est de la mise en scène, le site « skyblog.com » présente plusieurs listes qui classent les « skyblogs » en fonction de leurs audiences, mais aussi une sélection éditoriale de sites, un annuaire alphabétique et un moteur de recherche.

Par ailleurs, la modération a posteriori des articles est une lourde tâche. Notre idée centrale est d'une part que la liberté d'expression de la génération « Skyblog » est protégée par notre travail de modération et que d'autre part la publication implique des responsabilités, responsabilités que nous avons intégrées dans une charte qu'il est nécessaire d'approuver pour créer son « Skyblog ». C'est un vivre ensemble républicain que nous avons mis en oeuvre.

Notre modération s'appuie sur trois procédures :

- un filtrage par mot-clef sélectionnant les articles qui les contiennent et les portant à notre connaissance (117 mots clefs) ;

- l'icône "cybercop", présente sur chaque page, qui permet à chaque internaute de nous signaler un article qu'il estime en contradiction avec la charte ou la loi (300 alertes par jour) ;

- un visionnage de toutes les photos (jusqu'à 1 000 000 par jour).

A l'issue de ce travail, environ 6 500 articles, en moyenne, sont supprimés, et 10 « Skyblogs » sont désactivés chaque jour. Dans les cas graves, non seulement nous fermons l'accès au site, mais nous alertons les autorités compétentes. Enfin, nous avons établi des partenariats avec des associations afin qu'elles puissent contacter directement des internautes en mal de vivre, notamment ceux qui expriment la tentation du suicide. Nous sommes en effet au coeur de la société et de ses problématiques, et comme tous ceux qui affrontent le réel sur le terrain nous ne pouvons que faire de notre mieux.

Le débat- Comment financez-vous tout cela ?

P. B. - Par la publicité essentiellement. Le chiffre d'affaires de notre groupe « Orbus » a été de 30 m¤ en 2005, la part des recettes liée à l'interactivité est de 7 m¤, soit plus de 20 % du total et ce qui fait de nous le 8 eme chiffre d'affaire publicitaire de l'Internet en France devant « TF1 » en dixième position. La croissance du chiffre d'affaires radio est d'environ 5 % par an, celle de l'Internet a été de plus de 100 %. Même à un niveau de croissance bien inférieure, l'Internet constituera la contribution majeure à notre résultat avant cinq ans. Notre excédent brut d'exploitation pour 2005 devrait être de 6 millions d'euros, il s'agit donc d'une affaire prospère que nous pouvons porter bien plus loin.

Nous sommes au coeur d'une nouvelle efficacité de la publicité : le volet classique de la diffusion, une campagne de messages publicitaires par exemple, s'améliore d'un volet conversationnel : forum en ligne dédié à la marque, « skyblog » officiel de la marque, « skyblog » de test du produit par les internautes. Un message publicitaire sans prolongement conversationnel sera demain aussi incongru qu'une publicité-presse sans adresse Internet ou qu'une carte de visite sans e-mail.

De plus, nous recevons près d'un million de messages par jour ; chaque jour plus de contributions nous parviennent que la totalité des réponses à tous les sondages sur la nouvelle génération réalisés chaque année. Notre expertise sur la nouvelle génération s'augmente et se met à jour en permanence par l'intégration de ce flux. Il s'agit là d'une rétroaction en temps réel avec une population entière. C'était inimaginable il y a dix ans.

Lorsque nous rencontrons un annonceur, nous pouvons éclairer sa propre connaissance par une synthèse de milliers d'extraits de conversations électroniques publiées sur nos sites citant ses produits et son univers de concurrence. Nous disposons d'une ressource d'informations unique dont le traitement et les débouchés sont encore à peine esquissés.

Le débat- Nous pourrions conclure sur cette économie de l'Internet, dont vous êtes devenu un des principaux acteurs en France. Une image d'Épinal, idéologique, présente l'Internet comme le marché parfait. Votre expérience conduit plutôt à une perspective toute différente : ce n'est pas le monde de l'absence d'intermédiaires.

P. B. - En effet, et pour le comprendre il faut commencer par la socialisation individuelle sur le réseau. Le monde dans lequel nous entrons, et où la nouvelle génération nous précède, est celui du réseau universel auquel chacun et chaque objet est connecté en permanence. L'habitude de l'échange constant se traduit de manière rustique aujourd'hui par les indicateurs de statut sur les messageries instantanées : d'un coup d'oeil sur ma liste de contacts je sais qui est disponible ou pas. J'entre finalement peu à peu en conversation permanente, synchrone et asynchrone, par le texte, la voix et l'image. Lorsque la voix sur Internet, la « VoIP », se généralisera, on ne raccrochera plus. Et cette conversation continue avec les pairs devient le centre de gravité relationnel. Cette présence permanente intègre les activités accomplies simultanément : « chatter » sur son messager, écouter de la musique à la radio, rédiger un devoir en mangeant une part de pizza avec un oeil sur le flot de clips d'une chaîne TV.

Une même personne va se socialiser dans plusieurs de ces micro-réseaux en fonction de ces centres d'intérêt et humeurs. Andy Warhol accordait à chacun 15 minutes de célébrité ; à l'âge de la conversation chacun peut être est célèbre pour 15 personnes. Toute passion communiquée fait de vous une star. Et l'horizon s'étend : à chaque identité que l'on prend, l'on découvre dix « alter ego ». On peut débattre avec les uns de Lévinas et jouer avec les autres à « World of Warcraft», ou encore changer de sexe ou d'âge dans le monde virtuel de « Second Life ». Sur le réseau, l'on devient multiple et le monde réel un possible parmi d'autres. L'objectif est toujours, quelqu'en soit la forme, d'aller par son expression à la rencontre des autres.

Cette conversation restreinte et continue entre pairs s'intègre, devient et s'ajoute à la conversation électronique globale qui devient une des principales sources d'information. Si je souhaite acheter un appareil photo, je taperai sur « Google » la référence de cet appareil suivie du mot « problem » et, croyez-vous que je vais l'acheter si cette association de mots fait apparaître une liste de milliers de pages contenant cette combinaison ? Le nouvel intermédiaire c'est la conversation. Le nouveau média, c'est les gens.

La conversation prend d'ailleurs un tel poids qu'elle à l'origine du succès de nombreuses entreprises qui ont su l'intégrer : « eBay », le site d'enchères électroniques qui fonde la probabilité d'une transaction sur la réputation des vendeurs et des acheteurs librement inscrite par les utilisateurs du service ; « Google », le moteur de recherche, qui classe les réponses en fonction du nombre de liens hypertextes amenant à ces pages, liens qui matérialisent l'intelligence collective de mise en relation des mots et des réponses ; « Amazon », le commerçant en ligne, qui vous suggère des lectures en fonction des livres achetés par d'autres et dont le site s'enrichit de centaines de milliers de commentaires, de critiques et d'avis éclairants ; « Flickr », le site de partage de photos ; « MySpace », le site d'expression personnelle adolescente ; « Wikipédia », l'encyclopédie en ligne forte de deux millions d'articles écrits et corrigés bénévolement ... Sans oublier la mutualisation des fichiers musicaux, la dissémination virale des nouveaux services de communication comme « Hotmail », le logiciel de courrier électronique accessible par le « Web », ou « Skype », le service de téléphonie par Internet.

La somme des intelligences individuelles peut être ainsi employée et mise au service de tous. Les gens veulent parler entre eux et cette force-là est sans rivale. Après la majorité silencieuse, voici la majorité bavarde. Les skyblogs en sont aussi l'expression la plus directe : c'est la nouvelle génération tout entière qui fait ce service, service qui ne serait rien sans elle. Un journal sans lecteur est un journal, mais « eBay », « Google », « Flickr », « Amazon » et tant d'autres, sans l'apport permanent des gens, n'existeraient même pas.

Les médias traditionnels ont été qualifiés, traduction frustre de l'anglais, de « contenus » et chacun de s'évertuer à les mettre en ligne. Le drame c'est que contenu implique un contenant et que l'Internet n'est pas un contenant, mais un illimité. Sur Internet, les contenus figés dans leur matérialité sont démembrées en sources et ces sources sont directement ré-agrégées par chacun sous forme de liens sur des blogs ou rassemblées par un lecteur « RSS » (« Real Simple Syndication) qui met à jour automatiquement les sources sélectionnées. La consultation traditionnelle de passage obligé devient une alternative. Ces sortes de revues de presse électroniques commentées que sont certains blogs s'intermédient entre les sources et le lecteur avec un modèle économique à construire.

De la même manière, le « podcasting » qui automatise le téléchargement de fichiers sonores, principalement à destination des « iPods », éclate la grille d'une station des radios traditionnelles en autant d'émissions autonomes : la fréquence est un contenant, pas l'Internet, ces radios deviennent alors aussi des collections de sources. Il en sera de même pour les chaînes de télévision qui évolueront en portail à la carte pour tous les écrans : un film qui ne débute pas à la demande, qu'on ne peut mettre sur pause et qui sort d'une boite stupide, apparaîtra, pour qui est plus habitué au « Web » qu'à la télévision de Papa, comme une barbarie d'un autre âge.

Les services Internet sont à leur tour métamorphosés en source et recombinés en hybrides ou « mashups » par quiconque en a l'idée. Ce qui donne, par exemple, un « mashup » de « Google Earth », assemblage de cartes satellitaires, et d'« eventful.com », un site d'informations sur les événements sportifs, culturels et autres : le « mashup » propose la carte avec l'insertion géographique des événements.

Cette recombinatoire sophistiquée exprime également la prise de contrôle par le public. Le média, en tant que médiateur, c'est-à-dire, intermédiaire entre les sources et le public est concurrencé dans ce rôle traditionnel par les gens eux-mêmes qui manipulent les sources pour leur convenance personnelle et pour les autres. La conversation électronique devient le médiateur universel du réseau universel au travers de millions d'expressions et de filtres différents. L'éditeur décide de ce qui va être diffusé par le canal d'information qu'il contrôle : radio, télévision, presse. Sur Internet, le réseau est mutualisé et le public prend le pouvoir.

Le réseau n'est pas non plus soumis aux mêmes contraintes réglementaires que les médias traditionnels. L'aseptisation conformiste, la pasteurisation des médias hertziens les placent en difficulté par rapport à Internet et sa conversation. Une marque de voiture peut ainsi lancer plusieurs spots sur Internet et ne diffuser en télévision qu'une version édulcorée de celui qui sur le réseau aura suscité le plus de débats et de transferts. Il en est de même pour des émissions radio et télévision. L'univocité et la fadeur conventionnelle des médias traditionnels risquent de les priver peu à peu de l'exclusivité, de la controverse et du mouvement qui trouvera sa place au coeur de la conversation sur le réseau.

Aujourd'hui, lors d'un événement dramatique, comme les attentats terroristes de Londres, les images immédiates proviennent des photophones et les premiers témoignages sont transmis par mobile. Chaque individu devient source et chaque moment est capté, stocké et souvent publié. Il m'arrive de rencontrer quelqu'un et de retrouver la photo de notre rencontre accompagnée d'une légende sur son blog. Une édition personnelle phénoménale fait que parfois, je rencontre une personne pour la première fois, tout en connaissant déjà par son blog ses dernières vacances au ski et ses soucis avec sa belle-soeur. Nos essentielles banalités, tous nos secrets si semblables, sont - si l'on veut - accessibles en ligne et l'absence d'expression de soi, cette vision « old school » de la vie privée, peut paraître, dans certains cercles, inconvenante et mal polie. Pour un adolescent, cette expression est fréquemment la condition de ses rencontres et de son intrégation au groupe.

Le téléphone mobile joue d'ailleurs un rôle essentiel dans cette médiatisation du quotidien. Pour les plus âgés, c'est un téléphone mobile, c'est-à-dire un téléphone qui a acquis la mobilité. Pour les plus jeunes, c'est un terminal mobile, un substitut ou un prolongement du « PC » et par conséquent les fonctions extravocales et l'accès au réseau ne sont pas des ajouts, mais des nécessités.

Les coûts de production se sont effondrés. Aujourd'hui un « PC » de simple particulier dispose d'une capacité de calcul supérieure à celle du gouvernement des États-Unis au début des années 60. Aujourd'hui chacun peut écrire, dessiner, filmer, produire de la musique, publier en disposant d'outils réservés aux élites créatives du siècle dernier.

Le « machinima », par exemple, est une technique de production qui permet à chacun de réaliser ses propres films d'animation dans un environnement 3D analogue à celui de certains jeux vidéo. Certains « machinimas » sont des interprétations ou des variations de jeux existants, d'autres s'inspirent du quotidien. De même, le jeu de simulation de relations entre personnes « les Sims » a-t-il permis la création par des adolescentes inspirées d'innombrables romans-photos.

Le terme « amateur » change de sens, car ce dernier ne ménage pas ses efforts pour ce qui le passionne. Ce qui le différencie du professionnel ce n'est plus le monopole du canal de distribution, c'est le talent. Seul un petit nombre de ces myriades d'initiatives percent et persistent, mais leur qualité et leur contribution nous sont vite indispensables. Je ne voudrais pas que l'on me prive de la vidéo quotidienne d'Amanda Congdon et de son « Rocketboom » ! Le « PC » devient le moyen de communication avec lequel on publie et par lequel on entre en relation avec la publication d'autrui et ce d'autant mieux que la connexion est à haut débit.

Cette mutation est, je pense, un changement de culture. La culture passe par plusieurs étapes. La première est la culture sacrée fondée sur l'expression artistique d'une certitude ou d'un dogme métaphysique ; la seconde est la culture élitaire qui, libérée de la contrainte religieuse, est une émanation aristocratique et bourgeoise ; la troisième est la culture populaire qui, certes conçue par une élite, s'adresse soudain à la société tout entière et domine par les médias de masse ; la quatrième étape, dans laquelle nous entrons, est nouvelle : c'est la culture participative, c'est-à-dire une oeuvre contributive et collective, c'est le passage, sans jeu de mots, à une société d'auteurs.

Bien entendu chaque étape méprise et nuit de toutes ses forces déclinantes à l'étape qui la suit. Bien entendu la culture populaire est en guerre contre la culture participative qualifiée comme il se doit de sous-culture, de néant boueux et ridicule, c'est pourtant là que se forge l'expression de notre siècle et que publient déjà les talents que l'avenir reconnaîtra.

Cette révolution de la culture participative dévalue les médias traditionnels qui apparaissent comme des trains fonçant dans la nuit sans jamais s'arrêter à aucune gare. Un discours sans réponse. Un jeune adolescent ouvre un journal et parcourt un article et puis cherche à sa fin les commentaires provenant des autres lecteurs. Il n'y en a pas. Et qui s'est habitué à lire ces observations souvent pertinentes sur le « Net », ne lira plus de journal papier, sauf s'il ne peut faire autrement.

Cette culture collaborative intègre aussi l'informatique. Aujourd'hui les logiciels sortent en version bêta, c'est-à-dire qu'ils sont mis à disposition en phase de test et c'est par les retours des utilisateurs qu'ils seront améliorés et finalisés. Certains sont des bêta éternels puisque sans cesse corrigés par une suite ininterrompue de mises à jour. Les processus industriels incorporent également la participation collective : les produits et services lancés en générations successives tiennent compte, d'une série à l'autre, des avis exprimés dans les innombrables conversations sur le réseau. Il est probable, par ailleurs, que demain les appareils disposeront de moyens électroniques de captation et de transmission pour que nous puissions, en acceptant l'enregistrement de nos interactions avec l'objet et leur transmission au fabricant, contribuer à les améliorer.

Les jeux électroniques, notamment les jeux en ligne massivement multi-joueurs, vont intégrer de plus en plus les créations des utilisateurs, démultipliant à l'infini la richesse des jeux. Il suffit qu'un infime pourcentage des joueurs d'un jeu populaire deviennent contributeurs pour qu'ils dépassent en nombre les développeurs initiaux du jeu.

La publicité, expression de la culture populaire, est bouleversée par cette mutation. Que devient-elle dans la culture participative ? Certes, les médias de masse demeurent et sont indispensables, car ce sont les seuls à permettre de toucher dans un minimum de temps, un maximum de personnes avec un message normé. Mais leur rôle évolue. La publicité de masse est conçue comme une campagne d'artillerie dont elle emprunte d'ailleurs le vocabulaire. Jadis, la publicité s'arrêtait là et le consommateur bombardé et isolé achetait ou non. Aujourd'hui la publicité traditionnelle devient une injection à haute dose dans la conversation électronique. La publicité engage la conversation. Et cette conversation devient le lieu de décision du consommateur. Le champ de bataille était jadis la seule attention et l'arme était la séduction ; aujourd'hui le champ de bataille se continue par la conviction avec pour arme la vérité du produit, telle que traduite par l'expression collective.

Ainsi, la marque peut être déstabilisée en se retrouvant critiquée par des consommateurs devenus experts en additifs alimentaires, processus de fabrication, origine de composants électroniques, sécurité des jouets, biodégradabilité des shampoings pour bébés, etc.... L'information est ambiante, est expert celui qui s'imprègne, quel que soit le sujet. La multiplication des avis contradictoires, des rectificatifs, des mises en causes, des opinions croisées donnent les moyens d'un point de vue éclairé. Le public a désormais un hallucinant pouvoir de vérification, de confrontation, de validation ou de contestation. La marque détrônée doit à présent rendre compte à une foule anonyme. Et l'on ne parle plus de la même manière à ces consommateurs plus avertis pour certains que les propres vendeurs de la marque.

La marque pour évoluer dans cet univers doit s'ouvrir à la dissection, rendre public tout ce qu'elle peut, avec pour seule limite de ne pas donner d'avantage à sa concurrence. La transparence est une démarche douloureuse, mais nécessaire. La marque doit transmettre sa force de persuasion, son sens, ses explications, son utilité en phase avec l'expérience du consommateur pour qu'il s'en fasse le relais. Elle peut le faire de façon ludique, divertissante, participative ; elle peut s'intégrer en douceur, mais toujours en s'identifiant et avec honnêteté et respect de l'intelligence d'autrui. La censure et le mensonge sont bannis, car démasqués. Et puis, tout le monde est relais. Les collaboratrices et collaborateurs d'une entreprise peuvent divulguer anonymement sur le réseau ce que la marque cherche à cacher. Chaque individu, chaque parole, a accès immédiatement à un milliard de PC connectés. C'est un bain d'acide sulfurique pour la communication traditionnelle. Il n'y a plus de piédestal, il n'y a que des arènes.

Par ailleurs, jadis, lorsqu'on appréciait un artiste musical ou une marque de voiture, il était ardu d'entrer en relation avec les personnes partageant les mêmes goûts. Aujourd'hui quelques clics suffisent. Et l'intérêt vient que de ce que nos idées, nos choix, nous permettent de nous faire de nouveaux amis. Se tisse ainsi une communauté électronique qui forme une aura collective autour des objets de consommation. Les états majors de marketing, focalisés par les besoins et les attentes des consommateurs mesurés depuis des décennies, virent soudain débarquer et s'exprimer leurs sujets d'étude - les gens - dotés d'un pouvoir d'influence sans précédent. Cette irruption et cette promiscuité inattendue nécessitent de leur part un effort certain d'adaptation. Jusque là, pour paraphraser Clémenceau, le discours sur la consommation était une affaire trop sérieuse pour être confiée aux consommateurs. Et pourtant, ce halo conversationnel populaire s'impose comme un élément de notre choix. La publicité traditionnelle raisonnait en termes d'image comme valeur associée à la marque ; la conversation périphérique au produit est à présent également déterminante. La communauté « zen » et « cool » autour de l'« iPod » est assez valorisante et moderne par exemple, ce qui incite à l'achat. Mais tous n'ont pas cette chance : les communautés autoproclamées de grincheux, de bonne foi ou non, sont souvent mieux entendues que celles des aficionados.

Émerge alors de tout cela une nouvelle forme de capital : le capital conversationnel. C'est-à-dire la somme des expressions électroniques à votre propos. Une sorte de réputation dynamique en perpétuelle évolution, un réseau d'expression à géométrie floue, un « médialogue » qui décide de votre sort. Peu de marques aujourd'hui en ont pris la mesure. La marque, qui se ferme à ce dialogue, s'exclut d'elle-même de l'intermédiation par la conversation et se destine alors aux seniors du XXe siècle, habitués au seul « courrier des lecteurs ».

La conversation électronique bouleverse également la distribution. La distribution physique répond de la loi de Pareto : 20 % des produits mis en vente correspondent à 80 % du chiffre d'affaires. Chris Anderson, journaliste à « Wired », a montré que la variété de choix proposée par les distributeurs en ligne, assortie de la promotion capillaire des recommandations et des filtres affinitaires collaboratifs (suggestions automatisées de consommation : les personnes qui ont comme vous acheté ce livre ont aussi acheté celui-là) modifiait cette loi. Un libraire physique américain comme « Barne & Nobles » a en stock 130 000 références, il y en a 2,3 millions chez un libraire en ligne comme « Amazon ». Il a été remarqué que plus de 50 % des ventes sur Amazon correspondaient à des références absentes des catalogues des libraires physiques : 50 % des ventes sont hors marché de masse et relèvent d'une collection d'innombrables niches confinées jusque-là dans l'obscurité ! Cela est vrai également pour d'autres services à méga choix comme « iTunes » pour la musique à télécharger, ou « Netflix » pour les DVD à louer. La demi-cloche de la courbe de Gauss qui traduit cette courbe des ventes, jadis amputée à sa base par la contrainte physique, se prolonge désormais d'une extrémité étendue, la « Long Tail ». Le marché passe de la rareté à l'abondance et de la conformité imposée à une variété hyperdifférenciée. La conversation électronique intégrée par les distributeurs en ligne en est la meilleure initiatrice.

Bien sûr, évitons l'angélisme technologique : la conversation électronique est également le vecteur de toutes les bêtises et de toutes les immondices. C'est devenu le relais de choix des « conspiranoaïques » qui ont mis en ligne les photos des soucoupes volantes nazies basées au Pôle Nord. J'ai lu que Dreyfus était coupable et que la reine d'Angleterre était un reptile. Mais ne nous arrêtons pas là. La conversation est une émancipation collective majeure et l'émancipation simultanée des imbéciles est un moindre mal.

Douglas Adams, l'excellent auteur du « Guide du routard galactique », a écrit que notre relation au monde passe par trois phases :

- tout ce qui existe à notre naissance est normal ;

- tout ce qui est inventé depuis notre naissance jusqu'à notre trentième année est incroyablement excitant et créatif et constitue une opportunité ;

- tout ce qui est inventé après nos trente ans est contre l'ordre naturel des choses et débute la fin du monde tel que nous le connaissons ; même si après une dizaine d'années, on s'y habitue graduellement pour finalement trouver cela tout à fait valable.

Ne perdons pas ces dix ans alors qu'une révolution est en cours. Dormir, c'est disparaître, le dodo, espèce disparue, porte bien son nom. Cela dit, la culture participative ne se substitue pas à la culture populaire, elle s'y ajoute. Les grands réseaux populaires demeureront et ce d'autant plus qu'ils auront intégré la participation collective. Il y aura simplement un choix à la puissance « n » sous contrôle de chacun.

Le débat- Dans quelle mesure cela n'explique-t-il pas ce grand phénomène, étonnant, qu'est la disparition de la révolte, de la rupture, dans cette génération ? Le langage de la révolte n'est plus leur langage spontané. Ce n'est même plus leur culture.

P. B. - Les grands mythes révolutionnaires des années soixante et du début des années soixante-dix furent portés par des générations qui n'avaient pas grandi avec la crise économique issue du choc pétrolier de 1973. La société française, que la dynamique de croissance amenait à l'ouverture, s'est rigidifiée prenant la forme d'une forteresse : pour les moins de vingt-cinq ans, le pont-levis est fermé, les plus de quarante-neuf ans sont, quant à eux, jetés des tours. L'espace social, porteur d'un champ de possibles, a disparu, remplacé par la débrouille et l'idée première de s'en sortir. S'exprime cependant une révulsion violente contre cette brutalité de clôture et de ségrégation qui est vécue bien plus durement encore par la jeunesse issue de l'immigration afro-maghrebine. Le rap en est le porte-parole comme la violence urbaine toujours latente. Le « changer la vie » de l'espérance collective est devenu un « changer ma vie » pour quitter la précarité ou à la misère.

Le débat- Un mot quand même pour terminer (cela intéressera les historiens futurs) : que devient cette énorme production ? Qu'en faites-vous, puisque les blogs se périment et disparaissent ?

P. B. - Nous gardons tout. J'ai la culture du document et de la conservation. Mon père, Claude Bellanger, grand historien de la presse, m'avait initié depuis mon plus jeune âge aux livres rares, aux premiers journaux, des incunables à « La Gazette » de Théophraste Renaudot ... Tous les « skyblogs » sont stockés sur disque optique. C'est à disposition des chercheurs, que nous accueillons d'ores et déjà. C'est une mine sociologique inimaginable.

Le débat- D'ores et déjà riche de quelques dizaines de millions de pages...

P. B. - C'est une ressource fabuleuse. Imaginez-vous pouvoir consulter trois millions de journaux intimes de 1963 ?

#Posté le mercredi 08 décembre 2010 05:44

Modifié le mercredi 08 décembre 2010 08:51

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